« IL FAUDRAIT QU’ON Y SOIT ASSOCIÉS »

Jean-Marc Bombeau, créateur et responsable de l’Echo Musée, lieu d’expositions et de rencontres situé au cœur de la Goutte d’Or, à Paris, et Bruno Lemesle, photographe et réalisateur de documentaires, animent la vie culturelle et artistique du quartier depuis le début des années 1980. Conquis par la future réouverture du Louxor, ils plaident pour un cinéma de proximité avec une programmation populaire qui s’adresse aux gens du quartier.

Comment est né votre coup de foudre pour la Goutte d’Or ?

Jean-Marc Bombeau : Je suis arrivé un peu par hasard à la Goutte d’Or, en 1989. J’ai quitté mon atelier du 20e arrondissement pour prendre ce local et y exercer mon travail de plasticien, sans vraiment savoir où je mettais les pieds. Quelques mois après mon installation, j’ai commencé à mettre le nez dehors, et tout est arrivé par flash, avec des images complètement incroyables. Juste en face du local, il n’y avait pas encore de square [square Léon, ndlr] mais une palissade. Je glisse un œil et… je vois un troupeau de moutons !

Cet été-là, il faisait très chaud, des mômes avaient trouvé une clef permettant d’ouvrir les robinets d’alimentation d’eau sur le trottoir, qui balançaient des geysers de trois mètres de haut et qui couraient à moitié à poil là-dessous… Je me suis dit : « c’est Paris ça ? » et ça a commencé comme ça. J’ai flashé. Et en l’espace de six mois, je connaissais 200 personnes alors qu’en dix ans à Place des fêtes, je n’en avais rencontré qu’une dizaine.

Bruno Lemesle : J’ai découvert le quartier en participant à une toute jeune association en 1981, composée d’habitants connaissant très bien le quartier, sous tous ses aspects. C’est ainsi que j’ai été initié. J’y suis resté très attaché. J’y reviens souvent pour faire des images. Il y a des choses qui sont propres à la Goutte d’Or et qu’on ne voit nulle part ailleurs.

Il y a des raisons à ça ?

J.-M. B. : Il y a la géographie. La Goutte d’Or est un îlot. Le boulevard de La Chapelle jusqu’à Marcadet, cette barre du mur de la SNCF de Marcadet à Max Dormoy, cette rue avec énormément de passages de Max Dormoy jusqu’à la Chapelle, et la voie ferrée. En fait, c’est un carré très franchement délimité.

B. L. : Des frontières en fait ! Il y a aussi toute l’histoire humaine qui s’ajoute à une topographie particulière. Le quartier était d’abord fait de champs puis a été peuplé pour accueillir une population migrante des provinces françaises pour édifier les grands travaux d’Haussmann, gare du Nord… Peu à peu, c’est devenu un quartier ouvrier où s’est installée beaucoup de misère, comme ce que Zola décrit dans son roman L’Assommoir.

J.-M. B.  : C’est aussi un espace tout petit. De station de métro à station de métro, il y a 800 mètres, donc on en fait le tour très vite… Et quand on se déplace dans nos pérégrinations journalières, on arrive à croiser tout le monde. Tout le monde se connaît, se reconnaît, se voit, se côtoie, se mélange, il  y a un espace de tolérance incroyable ici du simple fait de se balader dans les rues et de croiser les gens. Avec le temps, tout le monde se salue. Sans qu’il y ait d’affinité particulière avec les gens, on se salue.

B. L. : Oui, c’est tout petit, le périmètre est très vite parcouru, et en même temps il y a une population complètement hallucinante. Sur une surface si réduite, avec des immeubles très bas, tout est serré, les familles sont très nombreuses dans des tout petits appartements, et forcément, il y a toute une vie qui se passe à l’extérieur. Par nécessité et aussi parce que c’est un quartier de tradition maghrébine, la vie se passe essentiellement dehors, notamment lorsque les beaux jours arrivent. On assiste donc à toute une vie collective. Dans les cafés, il y a un brassage de populations du monde entier, tout à fait étonnant et particulier à la Goutte d’Or.

Quand vous êtes arrivés dans ce quartier, est-ce qu’il y avait des structures comme la vôtre ? Existait-il un réseau culturel ?

B. L. : Culturel, non. Il y avait un réseau d’associations de travailleurs, essentiellement lié au syndicalisme et au monde du travail. Ce monde associatif a été supplanté par un autre réseau lié à l’association Paris Goutte d’Or plus ou moins impulsée par le parti socialiste et qui a donné tout un réseau associatif social comme Enfants de la Goutte d’Or…

La toute première association culturelle, c’est Tac Tic Théâtre née en 1981 sur le projet d’agir auprès des enfants des écoles, des jeunes dans la rue, en organisant des espaces de rencontres à travers des spectacles. L’association a agi de 1981 à 1986, parallèlement aux associations sociales. Elle s’est autodissoute en 1987.

J.-M. B. : Il y a eu aussi Hervé Breuil qui a ouvert le Lavoir moderne parisien en 1986…

Et comment est né l’Echo Musée ?

J.-M. B. : De 1989 à 1992, il y avait mon local, j’y travaillais, et j’ai commencé à le partager avec d’autres artistes plasticiens. On a fait une première exposition en 1992 sous l’appellation Bazart. Parallèlement en 1989, il y a eu une volonté des artistes du quartier, de créer une autre association de portes ouvertes, qui s’est appelée Carré d’art.

B. L. : Avec les transformations du quartier, la Goutte d’Or est devenu un espace où les artistes venaient s’installer. La plupart se sont rencontrés en 1992 à l’occasion des portes ouvertes de la Goutte d’Or. Ça a été le moment où tout le monde s’est rencontré, comme Jean-Marc et moi.

J.-M. B. : Cette association a vu passer jusqu’en 1998 à peu près 300 ou 400 artistes vivant ou travaillant dans le quartier. Tous les ans, on ouvrait une vingtaine d’ateliers ou des lieux  pour montrer le travail… En 1998 est arrivé aussi Graines de Soleil, une compagnie de théâtre. Mais il n’y a jamais vraiment eu jusqu’alors de grosse association culturelle.

B. L. : Fin des années 1990, la mairie de 18e a essayé de fédérer les pratiques artistiques émanant du festival Attitudes 18. Ils ont sollicité le vivier d’artistes qui agissaient au sein de la Goutte d’Or pour commencer à mener des actions financées par la ville.

A l’arrivée de Daniel Vaillant en 1995, et de Bertrand Delanoë en 2001, la mairie du 18e a eu une autre attitude qui a été de ne plus seulement se concentrer sur Montmartre mais aussi sur les autres quartiers et notamment la Goutte d’Or. C’est important parce que cette transition fait qu’aujourd’hui il y a des lieux institutionnels dans le cadre de la revalorisation du quartier : Centre Barbara, Institut des cultures d’islam, etc. Une autre politique s’est mise en place à la fin des années 1990 qui tend un peu à supplanter les pratiques individuelles. Ce n’est pas la volonté de départ, mais c’est ce qui se passe.

J.-M. B. : Désormais les gros budgets vont sur ces lieux qui ont été installés par la direction culturelle. Ils bénéficient aussi du travail que nous, vieux acteurs de terrain, nous avons fourni pour dégrossir et ouvrir les portes…

Justement : l’Echo Musée n’est pas subventionné ?

J.-M. B. : Pour l’instant, quasiment pas… En 1998, Carré d’art est tombé. C’était le seul espace du quartier qui pouvait être organisé comme une galerie, en 2000 on a créé Cargo 21, pour continuer à travailler avec les artistes. Mais là, ce n’était plus trois jours par an, mais toute l’année. Cargo 21 a fait sa vie pendant 7-8 ans, et puis l’ICI est arrivé en offrant aux artistes un nouvel espace. Les subventions coupées, on s’est retrouvés en dépôt de bilan.

Et l’Echo Musée a succédé à Cargo 21 sur quelle idée ?

J.-M. B. : J’avais constaté sur Carré d’art, qu’il y avait énormément d’artistes qui s’inspiraient directement de la rue, du quartier, pour leurs créations. Peinture, vidéo, photo, musique et tout ça… Dès 1997-1998, on a organisé trois expositions à la mairie du 18e intitulées Portrait d’un quartier. L’idée consistait à présenter la Goutte d’Or vue par les artistes. J’ai toujours conservé des photos, des reproductions qui évoquaient la Goutte d’Or avec pour idée d’avoir un autre regard sur ce quartier, une autre mémoire, celle des artistes. Mon idée était de continuer à travailler sur le thème du territoire. Puis est née cette idée de musée de la résonance, de l’écho, du partage, de l’aller-retour… Quand Cargo 21 a déposé son bilan, le lendemain, j’ai sorti l’Echo Musée du chapeau en disant : « Nous les artistes, on a envie d’exposer nos travaux… »

Et l’Echo Musée est là, toujours au milieu du quartier, et travaille avec les écoles, les associations, la mairie, les conseils de quartier. Donc on sert un peu de point de rendez-vous malgré l’absence de subventions.

Que vous inspire le Louxor ?

B. L. : C’est un vieux mistigri, ça fait trente ans que j’entends parler de sa rénovation. Et il y a ce projet de cinéma du Sud… à mon avis ça peut devenir un lieu parisien à résonance parisienne, et pas seulement pour le 18e arrondissement. Il y a aussi un enjeu économique assez évident, avec tous les commerces autour.

A l’origine le Louxor était une salle de quartier, vous pensez qu’en rouvrant ça peut redevenir une salle de quartier ?

J.-M. B. : La culture est devenue une industrie aujourd’hui et on peut craindre que cela devienne un autre lieu de prestige de la ville, malgré toutes les bonnes intentions… C’est très bien qu’il y ait une petite salle réservée effectivement, à une programmation art et essai ou de films d’Afrique du Nord, d’Asie… Mais je crains que le projet ne soit complètement phagocyté par la “culture officielle”.

B. L. : Qui est complètement à côté des réalités profondes d’un quartier comme la Goutte d’Or.

Ne pensez-vous pas justement que les enjeux culturels qui existent déjà dans la Goutte d’Or pourraient entraver un peu tout ça ?

J.-M. B. : Il faudrait qu’on y soit associés, je pense que votre démarche d’accompagnement est super, ça nous donne envie de travailler avec vous, parce que ce n’est pas si simple que ça.

Qu’est ce qu’il faudrait à cette salle pour que les gens du quartier s’en emparent ?

B. L. : Il faudrait qu’elle leur soit destinée… Il y a une production audiovisuelle énorme sur la Goutte d’Or et Château rouge, beaucoup de choses produites à l’intérieur par des habitants… S’il pouvait y avoir une place réservée à cette création, des créneaux dédiés aux œuvres tournées à la Goutte d’Or, ce serait un premier ancrage important. On pourrait imaginer que cela se fasse en lien avec des gens qui ont des pratiques sur le terrain, avec des structures comme l’Echo Musée et d’autres.

Après il y a la programmation. Dans le quartier, j’ai connu quatre salles de cinéma qui sont aujourd’hui soit des lieux de cultes, soit des bazars à chaussures, soit des lieux de stockage de produits exotiques. A l’époque c’était du cinéma populaire de la Méditerranée. Le spectacle était sur l’écran et dans la salle.

Je viens de finir un documentaire tourné à la Goutte d’Or, La Goutte d’Or vivre ensemble. Je l’ai présenté pour la première fois au centre Barbara à l’occasion des Portes d’or. La salle était pleine, et en début de débat quelqu’un s’est levé et a soulevé la question : « Dans le film, on voit toute la diversité du quartier, pourquoi pas dans la salle ? » Alors que la promotion a été faite de la même façon pour tout le monde, on s’est retrouvé avec ce résultat. Je n’ai pas de réponse à cela. Certains copains d’origine algérienne, ayant participé au film, ne sont pas venus, bien qu’il y ait eu plusieurs projections dans le quartier.

J.-M. B. : En fait, tout passe par la communication. Pour faire venir les gens de ce quartier, dans une salle vraiment populaire, avec une programmation populaire, il faut passer par de l’affichage massif et de la distribution de tracts comme il y en a en province : des trucs tout bêtes sur papier fluo et en mettre partout ! La plupart des gens ici n’ont pas Internet, et en fait tous les programmes de cinéma sont sur des supports comme les hebdos culturels type Pariscope et Télérama, et Internet. Comment peut-on toucher les gens ici qui n’ont pas ces supports ? En allant toutes les semaines distribuer un programme. Ce serait le travail le plus efficace pour faire venir les gens voir un film algérien, sénégalais etc. Se balader dans la rue et distribuer les programmes. En mettre au café, à l’épicerie. C’est tout simple !

B. L. : C’est aussi tout un travail. On s’adresse à tout le réseau en passant par les écoles, les associations qui ont eux un ancrage. Le problème, ce n’est pas tellement le contenu de ce qu’on leur propose que la manière de les faire venir. C’est un vrai travail de terrain, où on met tout le monde en réseau. Souvent les lieux institutionnels sont coupés de cet ancrage de terrain, ils passent à côté de la population qui vit ici et de toute cette diversité. Pour exemple, en 1983, avec Tac Tic théâtre, on avait équipé la salle Bruno comme un lieu de spectacle et on avait proposé trois jours de spectacle avec une adaptation de Mohamed Choukri Le Pain nu qui est un texte très difficile, littéraire. Nous avions réussi à réunir tous les gens du quartier, des familles, tous étaient satisfaits ! Là, il y avait le réseau local.  Mais c’est un gros boulot.

Vous n’êtes pas seulement des artistes, vous habitez aussi le quartier… Au cinéma, vous y allez ?

B. L. : Encore heureux ! Moi je vais au Studio 28 et au Cinéma des cinéastes et de temps en temps ailleurs, mais dans les cinémas de quartier.

J.-M. B. : J’accompagne mes enfants, ils sont jeunes, ils vont dans les Gaumont pour voir les gros standards.

Et en tant qu’habitant du quartier, qu’attendez-vous de la programmation du Louxor ?

B. L. : J’aimerais bien voir les productions locales ; je trouve que ça serait vraiment très intéressant. J’ai aussi envie de découvrir la production africaine, maghrébine. Tout ce qu’on ne voit pas ailleurs. Si c’est pour programmer Harry Potter et compagnie, ce n’est même pas la peine. Je veux découvrir ce qui se fait ailleurs, en matière de films. Il y a des cinématographies très différentes du cinéma occidental très standardisé. J’aimerais voir du documentaire. Pas seulement d’Afrique ou du Maghreb, mais de toute l’Asie et du monde entier. Parce que le monde entier, on l’a ici.

J.-M. B. : On ne voit pas beaucoup de cinéma africain d’auteur. Ici, à l’Echo Musée, on a organisé un festival de films africains, c’était un petit truc avec une dizaine de films, et on en passait un tous les soirs. Ici il n’y a pas beaucoup de place, en dix soirs d’affilé, c’était plein, et les auteurs présents disaient : « Vous savez, ce n’est pas grave qu’il n’y ait que 40 personnes, puisque c’est la seule salle qui nous a proposé ça dans l’année. » Ils étaient très contents ! Leurs films trouvaient une place ici qu’ils ne trouvaient pas dans les salles parisiennes. Et ça tue le ciné en Afrique…

Et vous qui décrivez le quartier de la Goutte d’Or comme un quartier cloisonné avec quatre frontières, vous pensez que les gens du quartier se rendent au cinéma dans d’autres quartiers ?

J.-M. B. : C’est aussi une question de moyens. Dans le quartier, l’immense majorité n’y va pas. Et ça va être le premier cinéma accessible à pied. Mais la condition sine qua non est qu’il y ait des tarifs attractifs.

B. L. : Et le travail fait sur le terrain doit être mis en relation avec le maillage. Le simple fait de la proximité ne suffit pas.

J.-M. B. : Pour exemple, le centre Barbara n’a pas concerné les gens du quartier, car ça n’est pas clairement identifié. Un cinéma, c’est déjà plus clair. Le Louxor, c’est un cinéma, on sait ce qui s’y passe. La bibliothèque est par exemple un lieu culturel qui fonctionne très bien : c’est un lieu assidûment fréquenté, un équipement bien identifié, ouvert. Et ça, ça part d’une vraie volonté.

B. L. : La question est : est-ce qu’il est dit dans le cahier des charges « Nous voulons un lieu de proximité et renouer avec le cinéma fréquenté par la population locale » ?

J.-M. B. : Si c’est dans le cahier des charges, il y a tout à faire. Si cela n’y figure pas …

B. L. : Et ça n’exclut pas une programmation qui peut attirer tout Paris.

Merci à Fatima Souab.

Autour de la Goutte d’Or :

- L’Echo Musée (ici)

- Portes d’Or (ici) Du 7 au 9 octobre prochain, l’association Portes d’Or organise la deuxième édition de ses portes ouvertes d’ateliers d’artistes

- L’association Graine de Soleil, une compagnie de théâtre (ici)

- Le Lavoir Moderne Parisien (ici), espace théâtral avec de nombreux rendez-vous tout au long de l’année.

- L’Institut des Cultures d’Islam (ici)

- Salle Saint Bruno (ici)

- Centre musical Barbara Fleury-Goutte d’Or (ici)


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Alice Rivon

Alice Rivon est médiatrice culturelle dans l'exploitation cinématographique. Elle travaille au service des publics du cinéma municipal Le Kosmos à Fontenay-sous-bois (94) depuis 2005 et vit dans le quartier Sainte Marthe, dans le 10ème arrondissement de Paris. Elle est membre de l'équipe PARIS-LOUXOR et du comité de rédaction de PARIS-LOUXOR.fr

Thomas Stoll

Thomas Stoll travaille pour le dispositif d'éducation au cinéma Passeurs d'images et coordonne à ce titre la rédaction de la revue "Projections". Il alimente par ailleurs un blog consacré au cinéma et à la musique. Il est membre de l'équipe PARIS-LOUXOR et du comité de rédaction de PARIS-LOUXOR.fr