CANNES 2011 : DANS LES YEUX D’UNE FEMME FATALE

Un tout petit lieu d’expression pour une petite observation

Photo prise dans les toilettes masculines du village international– Festival de Cannes 2011

Quand j’étais gosse et que je feuilletais l’Ancien Testament raconté aux enfants et illustré de gravures de Gustave Doré, j’y voyais le Bon Dieu sur un nuage. C’était un vieux monsieur, il avait des yeux, un nez, une longue barbe et je me disais qu’ayant une bouche il devait aussi manger. Et s’il mangeait, il fallait aussi qu’il eût des intestins. Mais cette idée m’effrayait aussitôt, car j’avais beau être d’une famille plutôt athée, je sentais que l’idée des intestins de Dieu était blasphématoire.

Sans la moindre préparation théologique, spontanément, l’enfant que j’étais alors comprenait donc déjà qu’il y a incompatibilité entre la merde et Dieu et, par conséquent, la fragilité de la thèse fondamentale de l’anthropologie chrétienne selon laquelle l’homme a été créé à l’image de Dieu et alors Dieu a des intestins, ou bien Dieu n’a pas d’intestins et l’homme ne lui ressemble pas.

Les anciens gnostiques le sentaient aussi clairement que moi dans cinquième année. Pour trancher ce problème maudit, Valentin, Grand Maître de la Gnose du IIe siècle , affirmait que Jésus « mangeait, buvait, mais ne déféquait point ».

La merde est un problème théologique plus ardu que le mal. Dieu a donné la liberté à l’homme et on peut donc admettre qu’il n’est pas responsable des crimes de l’humanité. Mais la responsabilité de la merde incombe entièrement à celui qui a créé l’homme, et à lui seul.

Milan KUNDERA (L’insoutenable légèreté de l’être)

Entre le Cannes hivernal et le “ Cannes Festival ”, la différence tient au travail de mise en conformité d’une ville avec un décor de strass et de paillettes propre à stimuler tous les fantasmes attachés à cet endroit. Ainsi, Femme fatale, film de Brian De Palma qui, pour sa première scène, prend en toile de fond le festival de Cannes 2001, illustre parfaitement ce travail de mise en conformité du décor festivalier avec les attentes qu’on en a. Au demeurant, ceux qui ont l’habitude de pratiquer le Palais des festivals retrouveront ce dernier tel qu’ils le connaissent, le décor réel global étant suffisant pour fournir au film un décor de cinéma ; cependant – et s’ils ont pratiqué ledit Palais jusque-là -, ils remarqueront aussi que seul un tout petit lieu de l’action a été entièrement réinventé et reconstruit par De Palma : les toilettes. Sans doute les véritables toilettes devaient-elles dénoter avec l’imaginaire cannois qu’on tente de refigurer à destination du public du film, car les toilettes de Femme fatale censées être au cœur du Palais, sont là des lieux d’aisance d’un luxe qui se situe fabuleusement au-delà de la réalité cannoise. On appréciera le soin porté par le réalisateur à ne pas briser la continuité du mythe jusque dans ces lieux d’eau.

Ce décalage entre la fiction et le réel indique une attente forte que chacun peut avoir du petit monde cannois. Les toilettes nous y renvoient à l’ordinaire de nos vies et à un facteur de rassemblement humain autour de la même activité. Pourtant, c’est bien dans l’obligation de cette activité ordinaire, qui à jamais nous différencie de dieu selon Kundera et, étrangement, nous rapproche des stars, que s’égrainent des questions rarement partagées : Quelles sont ces autres personnes qui partagent ces toilettes ? Qui dans le monde où s’est inventée, au moins partiellement, la politique de l’auteur, laisse ces écritures anonymes sur les portes ? Ces écritures-là se font à la dérobée. Elles conservent en elles la force d’une bravade à la fois intime et sociale, immédiate et intemporelle. Au moment où elles sont exhibées, elles ne savent pas grand-chose de leurs destinataires. Ces écritures-là ne supportent pas le lisse et paraissent brutalement nous faire signe.

Il y a une dizaine d’années, les sociologues de notre équipe avaient croisé Jacques, un festivalier qui arbore fièrement son statut de lecteur de lieux d’aisance : tout particulièrement les toilettes des théâtres et des cinémas, voire des cafés et des restaurants situés à leur proximité. En fait, il mène une véritable enquête sur l’attribution de ces mots parfois poétiques. En expert, il aime rendre leur attribution à leurs auteurs la plupart du temps anonymes, mais quelquefois célèbres. Par son intérêt original, Jacques a incité les sociologues à mieux observer ces lieux communs et intimes qui permettent de révéler un dispositif et ce qu’il autorise. Ainsi, cette année, sur la Croisette, des toilettes pour les personnes en situation de handicap montrent la prise en compte, par le dispositif, de ce qu’il convient de nommer l’accessibilité. Le Festival de Cannes, dont une partie du propos relève justement de son inaccessibilité, renvoie ses participants festivaliers au rang d’individu stigmatisé. Erving Goffman définit celui-ci comme n’étant en rien différent de n’importe quel être humain, alors même qu’il se conçoit et que les autres le définissent comme quelqu’un à part. Au regard de l’inadaptation sans cesse rappelée dans le quotidien de chacun et par son caractère extraordinaire, Cannes force le festivalier à être un peu plus lui-même dans un univers qui ne veut être accessible pour personne. Les lieux d’aisance du festival offrent ainsi une possibilité de réajustement social pratique en permettant là de recentrer un nœud papillon, là de remonter une bretelle de robe, et là de consommer une dose de ce qui manque à chacun pour que chacun puisse finalement tenir le rôle qu’il doit tenir « anormalement ». Les miroirs des toilettes tiennent un rôle essentiel dans cette confrontation aux autres et à leur regard car elle demande une appropriation de son corps, d’une façon de bouger et de s’accepter. Le rouge à lèvres dans le miroir, la main dans les cheveux qui recoiffe une mèche dans la glace, le reflet qui disparaît pour lacer une bottine ne sont plus cosmétiques dans les toilettes cannoises mais une énonciation de soi, un réajustement de social de soi à soi.

Dans ce lien fort entre dispositif et intimité, l’anthropologue et le spécialiste des genderstudies devraient éclairer le sociologue sur le caractère féminin-masculin de la manifestation à laquelle il assiste. En effet, la « femme fatale » est amenée à participer à l’aisance des deux genres dans les toilettes du village international du Festival de Cannes. Les toilettes y sont gratifiées de portraits de stars. Dans les toilettes des femmes, ces dernières s’occupent sous le regard d’Audrey Hepburn et les hommes vivent leur intimité dans les yeux de Marilyn.

Retrouvez les articles du SOCIO-BLOG /// 8 sociologues au Festival de Cannes : ici et
Sous la direction d’Emmanuel Ethis, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
(Centre Norbert Elias, équipe Culture et Communication)

Damien Malinas

Damien Malinas est sociologue à l'Université d'Avignon, Centre Norbert Elias, équipe Culture et Communication.