CANNES 2012. SCHIZOPHONIE DE LA CROISETTE

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Paysages sonores du Festival de Cannes

Cannes 2012, quais Saint Pierre, sur le vieux port. Le sociologue observe un homme qui porte ses mains à ses oreilles au passage d’une automobile. C’est ce geste, insolite, qui attire le regard de l’observateur sur le terrain cannois. Marc, 43 ans, débarque tout juste de l’île Sainte Marguerite où il a réalisé un stage de plongée. L’arrivée à Cannes « en festival » est assourdissante pour le plongeur qui explique qu’il vit un retour « difficile » à la terre ferme après avoir vécu quinze jours sans les bruits de la ville.

D’un bout à l’autre de la Croisette, le promeneur cannois vit une effervescence sonore. Le Festival de Cannes installe une nappe sonore cacophonique. Aux bruits de la ville – sifflets des agents qui organisent la circulation, bruit des voitures, cris des passants – s’ajoute le son du Festival. Le son du cinéma s’immisce dans cet environnement imposé par le flux de la post-modernité. À Cannes comme à Disneyland, ce sont des univers musicaux et sonores qui délimitent des frontières symboliques, se suivent, se juxtaposent. Le son à l’intérieur des soirées, comme aux origines du Cinéma alors que la musique s’entendait jusqu’à l’extérieur avec l’objectif de faire entrer les spectateurs dans les salles obscures, attire les badauds curieux qui longent la Croisette et s’amassent devant les grilles. Ici, l’invitation est nécessaire, la place assignée se limite aux trottoirs pour qui ne détient pas le sésame.

Amandine quant à elle est stagiaire au Marché du film. Étudiante en cinéma, elle vient de vivre sa première montée des marches pour le film de Thomas Vinterberg, La Chasse en compétition officielle. Le sociologue lui propose un entretien en sortie de séance. Amandine a aimé le film et « la musique du festival ».

Les accrédités cannois vivent le son emblématique du Festival. Celui qui retentit comme une signature au début des films, c’est le générique du Festival de Cannes : Aquarium de Camille Saint-Saëns. Celui de la musique d’ambiance, du jazz souvent, qui fait patienter les festivaliers avant la séance sur les notes de Ella Fitzgerald, Michel Petrucciani ou Miles Davis. Dans la salle du Grand Théâtre Lumière, la musique définit une ambiance, elle pose aussi le cadre d’un univers propice à la préparation à la pratique cinématographique.

Qu’ils s’imposent aux oreilles des accrédités ou à celles des non accrédités, les bruits cannois sont entendus par les festivaliers sans que ces derniers n’en perçoivent toujours l’origine. Pierre Schaeffer qualifie d’ « acousmatiques » ces sons produits par les technologies de reproduction sonore et dont on ne voit pas la source. Pour John Corbett, l’incapacité de voir la source sonore, ce manque visuel, nous amène à le désirer, à l’attendre. Barry Truax et R. Murray Schafer, fondateurs de l’écologie sonore et du concept de paysage sonore, ont inventé le terme schizophonie pour décrire la séparation entre le son original et sa reproduction électro-acoustique.

Le manque visuel dû à la reproduction sonore est l’explication la plus plausible quant à l’origine de l’utilisation du son au cinéma pour redonner aux images, comme le dit sociologue Siegfried Kracauer, leur vie photographique. Dans un univers cinématographique où la matière sonore est à créer, la musique dans ses fonctions narratives joue le rôle d’un tapis sonore qui donne du sens au mouvement filmique et révèle une disposition naturelle du cerveau humain, la synchronisation. C’est ce que Michel Chion nomme le besoin de synchronisation. Festivaliers schizophoniques à la recherche de la source du son ou passants contraints aux bruits de la ville, les visiteurs cannois vivent souvent une expérience du quotidien qui relève, dans ces paysages sonores que sont la salle ou le trottoir de la Croisette, de l’expérience cinématographique esthétisée par les sons du Festival.

Raphael Roth

Raphael Roth, doctorant à l’université d’Avignon et des pays de vaucluse sous la direction d’Emmanuel Ethis et de Damien Malinas (Centre Norbert Elias, Equipe Culture et Communication).