UN CINÉPHILE À PARIS avec JEAN DOUCHET

Critique, cinéaste, historien du cinéma, acteur à ses heures[1] et figure majeure de la cinéphilie française. Jean Douchet, l’ami de Truffaut, Godard, Rohmer, Daney, a participé à l’aventure des Cahiers du cinéma et à l’émergence de la Nouvelle Vague, c’est d’ailleurs à deux pas du passage de la Boule blanche, ancien siège des Cahiers qu’il nous donne rendez-vous. Enthousiaste à l’idée de retrouver un Louxor flamboyant, il se souvient de ces années passées dans les salles parisiennes, des grandes salles d’exclusivité jusqu’aux petits cinémas de quartier. Aujourd’hui encore, il est devant l’écran et anime, avec une passion intacte, plusieurs ciné-clubs et séances en province et à Paris, au Panthéon, à la Cinémathèque française et au Latina.

Parlez-nous de vos premiers souvenirs de cinéma.

Je suis allé au cinéma avant 39, dans ma première décennie. A l’époque, j’habitais en province, nous y allions en famille, mais nous fréquentions davantage le théâtre. Une fois à Paris, en pension, je suis allé plus régulièrement au cinéma. J’y allais le jeudi et le dimanche, je me souviens avoir vu les trois-quarts des films français pendant l’Occupation. En général, j’allais plutôt dans les grandes salles, les salles d’exclusivité, sur les Champs Elysées ou au Madeleine, c’était un cinéma chic, l’un des plus importants, il a aujourd’hui disparu. Il se situait entre le Café de l’Opéra et la Madeleine. Et puis, un peu plus tard, j’ai commencé à fréquenter les cinémas de quartier. Pour une raison très simple, à l’époque un même film pouvait être vu pendant un, deux ou trois ans. Ça commençait en première exclusivité pendant un mois ou deux. Ensuite en deuxième exclusivité. Puis ça passait dans des cinémas de deuxième plan mais de premier rang, puis de second rang. Enfin il terminait sa carrière au bout de trois, quatre ans  en province, dans des cinémas de campagne. C’est-à-dire qu’un film pouvait se voir sur trois, quatre ans. Cela m’a d’ailleurs beaucoup aidé pour écrire mon Hitchcock[2] parce qu’à l’époque il n’existait aucun moyen d’avoir une copie. Donc j’ai pu aller voir 60 fois Vertigo ou je ne sais quel autre film pour vérifier tel ou tel détail. À ce moment-là, j’ai fait un peu tous les cinémas de quartier. Le phénomène de la distribution donnait toute sa chance à un film en lui permettant une exploitation très longue d’autant plus que l’abondance de films était restreinte. Seuls sortaient quatre ou cinq films par semaine, je pense. Aujourd’hui, on ne sait même plus. Et puis il y a eu le changement des cinémas à double ou triple salle, qui sont devenus les multiplexes, dans les années 60. Puis en 80, en effet, tout l’ancien système d’exploitation et de distribution des films a été radicalement changé, perturbé. L’ancien système était détruit. Tous les cinémas de quartier qui faisaient ce travail de permettre de voir des films deux ou trois ans après leurs sorties n’avaient plus de sens. A ce moment-là, il fallait voir les films dans la seconde. Beaucoup de salles secondaires ou tertiaires n’avaient plus de raison d’être. Une véritable hécatombe. Même des salles spécialisées dans du cinéma ambitieux ont eu du mal. Par exemple, le Studio des Ursulines ou le Studio 28 dans le 18e, rue Tholozé.

Vous y alliez seul ?

J’ai toujours aimé être seul au cinéma, je n’aime pas être assis à côté de quelqu’un que je connais, y compris avec un ami, même avec mes meilleurs amis. Lorsque j’allais au cinéma avec Serge Daney, on ne se mettait pas à côté, j’aime être libre. Quand on va voir un film, il faut être seul avec l’œuvre.

Abordons plus précisément les années 50 où va émerger la cinéphilie. Vous avez participé à l’effervescence de cette époque avec les Cahiers du cinéma, puis la Nouvelle Vague. C’est une époque où l’on va beaucoup au cinéma où le cinéma  devient un art et une culture. Quels étaient vos rapports avec les salles de cinéma à cette époque ?

Il y avait une véritable fréquentation de vie: c’était des lieux de vie. On allait chez nous. [En aparté. Je me souviens même avoir vu en 1960 avec Godard et Rohmer la retransmission en salle des Jeux Olympiques!] La salle exemplaire c’était bien sur la Cinémathèque, avenue de Messine. Salle intéressante de 80 places au fin fond d’un couloir rempli par des décors en toile. Un incendie aurait eu lieu à ce moment-là, toute la Nouvelle Vague y passait, on l’a échappé belle ! Il y avait deux salles où les gens des Cahiers allaient le plus souvent car c’était à côté. Le Normandie et la salle en dessous des Cahiers : le George V. Le Normandie, c’était le cinéma du film à grand spectacle mais dit de qualité, c’est là que j’y ai vu le film de Mankiewicz Cléopâtre et Ben-Hur. Les Champs Elysées et autour, je pense notamment au Mac Mahon, on allait également dans les salles du quartier latin. Nous n’allions plus sur les grands boulevards alors que j’y allais beaucoup pendant l’Occupation et après la guerre, notamment au Paramount. Il y avait le Rex et le Max Linder, bien sur, mais ce n’était pas –nos- salles.

Cinéphiles au Studio Parnasse (1956), Jacques Rivette, Jean Domarchi, Jean-Luc Godard et Luc Moullet © DR

Les ciné-clubs ont été aussi des lieux qui ont favorisé des rencontres.

C’est compliqué. Les ciné-clubs sont devenus un mouvement très important juste après la guerre, vers 1946, un fort désir de cinéma est né pendant ces années d’occupation. Truffaut a bien montré ce désir de cinéma, un cinéma comme école buissonnière. En allant au cinéma, on a commencé à chercher des gens comme nous, c’est-à-dire des gens qui aimaient le cinéma. La plupart des rencontres se faisaient à la Cinémathèque. Il n’empêche que dans d’autres cinémas des groupes se faisaient ou devenaient hostiles les uns envers les autres. Les cinéphiles, c’est comme tous les fans, il faut que ça soit « groupé-groupie ». A ce moment-là, l’autre devient l’ennemi ! D’où, entre autres, le combat avec Positif[3]. Chacun était là dans son clan, mais malgré tout, tout le monde se connaissait. Il y avait une sorte d’accord tacite qui permettait à l’inimitié de se manifester amicalement (rires). Forcément, il y avait des salles qui se prêtaient mieux que d’autres à ce type de rassemblement. Les grandes salles purement commerciales étaient intéressantes pour nous seulement si elles proposaient un film à voir dans les meilleures conditions possibles, encore fallait-il que ce soit le cas. Le choix des salles se faisait également en fonction de la qualité de la projection.

Henri LangloisPourtant on a souvent dit que la salle de la Cinémathèque n’était pas très confortable…

Oui mais à la Cinémathèque on acceptait tout parce que c’était la Cinémathèque. De toute façon, Langlois[4] nous avait habitué ! Plus il passait un film muet avec des sous-titres incompréhensibles, plus il était content. Ça nous obligeait à regarder -les films- et, en effet, c’était une très bonne formation !


Pour en venir au Louxor, à quel moment l’avez-vous connu ?

Je l’ai connu vers 1945-50, je me souviens bien de ses couleurs vives, mais je l’ai vraiment fréquenté qu’à partir des années 60. Comme d’autres salles de Barbès, c’était un endroit où l’on pouvait voir des vieux films tranquillement, avec une atmosphère plutôt sympa. Une atmosphère populaire, animée, et parfois agaçante: ça se levait, ça parlait, et même parfois ça faisait d’autres choses plus « vivantes »… (rires) Mais ça m’agaçait parce que moi j’y allais pour le cinéma. C’est en partie à cause de ça que j’ai décidé que ma place au cinéma serait toujours dans les premiers rangs à droite. Comme ça, j’ai la paix ! Et c’est le cas encore aujourd’hui. J’allais tout voir dans ces salles du quartier Barbès, tous les films m’intéressaient, les nanars, des films italiens de troisième zone dont certains étaient remarquables d’ailleurs. Outre le Louxor, j’allais au Palais Rochechouart et au Trianon.

Vous connaissez ce quartier?

Dans les années 60, j’ai habité dans le 18e, rue Damrémont.

Que pensez vous de cette initiative de restaurer à l’identique un cinéma construit au début du siècle dernier ?

Il y  a eu quelque chose de très important qui est la naissance du cinéma en tant qu’édifice. Comme le cinéma était au départ forain, il a été très vite méprisé par la haute classe et les élites culturelles. Par ailleurs, le cinéma avait tué des centaines de personnes avec l’incendie du Bazar de la Charité[5] donc les films étaient projetés un peu n’importe où. À partir de 1903-1904, on a construit des salles de théâtre-cinéma, en d’autres termes des salles qui avaient pour fonction de tuer les salles de théâtre, du moins de leur faire concurrence. Il fallait offrir à de nouveaux spectateurs, plutôt issus du peuple, des salles qui pouvaient les frapper, non dans un style classique mais dans un style moderne, qui faisait dire à un public simple : ça au moins c’est pour nous! Ainsi entre 1904 et 1910, de façon très rapide, plus de 150 cinémas se sont construits en France. Et à chaque fois, l’on construisit des salles de plus en plus stupéfiantes: Le Normandie, le Gaumont Palace [ici] , le Rex et d’autres. Je fais une parenthèse en pensant à la relation salle de théâtre-salle de cinéma, aujourd’hui, il n’y a plus de rideau dans les salles de cinéma. Avant, les salles de cinéma possédaient un rideau, c’était une manière de conserver l’esprit du théâtre. Je me souviens bien de l’ouverture « théâtrale » du rideau du Gaumont Palace. C’était très étonnant. Il y avait aussi les attractions. On est au cinéma et on est aussi au théâtre, dans la concurrence et la continuité. En plus des attractions, il y avait les actualités. J’en ai d’ailleurs réalisé trois pour Gaumont au début des années 70, dont la vente aux enchères de l’orgue du Gaumont Palace !

Il est intéressant de voir comment tous ces cinémas se sont mis en place et comment ils ont été détruits par l’arrivée de la consommation, les multiplexes. Les multiplexes ont détruit la fonction même de ce type de cinémas, et donc leur architecture. Quand des cinémas étaient aussi marqués par leur architecture que le Louxor, cela devenait indispensable de détruire le style architectural d’une certaine époque, car cela voulait dire: c’est pour le peuple. Il fallait le masquer. Revenir aujourd’hui à cette architecture première, c’est magnifique. D’un point de vue architectural, mais c’est aussi un retour au sacre du cinéma tel qu’on a pu le connaître à cette époque-là, qui très significative de la mentalité et du style de vie de l’époque. Ce retour est donc capital, avec en plus un double avantage. Le public va être séduit par cette architecture ancienne avec ses couleurs chatoyantes, dont le côté moderne demeure par son aspect décoratif. Cela peut fasciner de nouveau les gens et les faire revenir dans un cinéma, qui est à la fois lieu de vie et lieu de projection. Pour ça, le Louxor est l’idéal.

Le style néo-égyptien art déco du Louxor est un véritable atout, cette salle est unique en France. Pour ce qui est du choix du style, un film comme Cleopatra d’Edwards n’y est certainement pas étranger…

Je pense que vous avez raison, j’ai un souvenir du film, cela correspond bien à l’esprit du film et de l’époque. C’était une période de foisonnement culturel. Le cinéma avait beaucoup d’importance et d’influence. C’est une époque où l’on s’est particulièrement intéressé, notamment dans le cinéma, à la représentation de l’Histoire, dans les décors, les costumes etc. C’est un mouvement que l’on va retrouver avec des salles comme La Pagode construite au début des années 30.

Habitants du quartier, cinéphiles, nous pensons qu’il est indispensable d’intervenir en amont, avec la population et les acteurs locaux, les amoureux du cinéma, du patrimoine etc. Le Louxor doit exister dès à présent, et pas uniquement à compter du jour de son ouverture… Quel est votre sentiment ?

C’est capital ! Ou bien on décide que le cinéma est fait pour la télévision et les DVD ; ou bien, on décide que le cinéma est fait pour la salle et, ensuite, pour s’en souvenir, on voit les films en DVD. Telle est ma conception : un film doit être vu en salle et ce travail est indispensable.

Je pense d’ailleurs que l’architecture égyptienne peut plaire, étant donné le côté arabe et maghrébin du quartier. Je suis très content de retrouver cette architecture, il faudra bien y faire attention ! C’est valorisant pour le quartier et ses habitants. C’est un lieu au carrefour de différents mondes, de part et d’autre du métro. Au croisement, se créaient les mélanges. Le bâtiment est visible, imposant, les habitants et les passagers du métro le remarqueront. Il attirera du monde. Il était devenu quelconque et caché et là il renaît dans sa splendeur. C’est formidable !

Qu’y verriez-vous au Louxor ?

Si vous êtes immédiatement trop Art et essai, c’est foutu. Si vous faites une salle Art et essai dans la salle moyenne, c’est pas bête. Des films anciens, dans la petite salle, que les gens auraient envie de revoir ou découvrir. Et dans la grande salle, des films plus grand public mais de qualité bien sûr. Il ne faut pas oublier, et revenir à l’idée, que c’est une salle de cinéma populaire, dans laquelle il faut des films populaires et de qualité. Un film comme The Artist par exemple qui a fait plus d’un million d’entrée, c’est une bonne surprise pour un film comme ça, ce n’était pas gagné d’avance.

Et parmi des films que vous avez vus récemment et qui vous ont plu?

Carnage de Polanski: j’aime beaucoup. La pièce de théâtre dont il est adapté est populaire, la mise en scène de Roman est tellement intelligente, mais il m’est difficile de dire si c’est un film populaire. Le Havre de Kaurismaki, c’est magnifique, mais je ne suis pas sûr que ça pourrait marcher dans la grande salle du Louxor, mais dans la deuxième salle ce serait très bien. Il a un côté populaire, beaucoup de gens peuvent se reconnaître dans cette aventure. Intouchables, que je n’ai pas vu, pourrait convenir sans doute, ce n’est pas déshonorant pour une salle de cinéma… ce n’est pas comme le dernier film de Clavier. Sinon au-delà de la question du Louxor, j’ai vu des choses intéressantes dans le cinéma français récemment, je pense par exemple au Jeanne d’Arc de Philippe  Ramos, ou encore L’Oiseau, le film de Caumon.

Une des salles du Louxor sera dédiée aux cinémas du monde…

Il y a un véritable foisonnement. Je pense à ce film iranien, Une Séparation, aux films de N.B. Ceylan, à des films africains, c’est une manière de revenir à ce qu’était le Louxor. Cette salle passait à une époque des films indiens, égyptiens. De la même manière, il est important de ne pas oublier les films de patrimoine. Si vous passez un chef d’œuvre du muet, ça passera très bien, Chaplin, Keaton ou encore Harry Langdon par exemple qu’on ne voit jamais. J’ai vraiment hâte de retrouver le Louxor.

Biographie de Jean Douchet sur Wikipedia [ici]

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[1] Il tient son premier rôle dans Les 400 coups de François Truffaut, dans lequel il joue l’amant de la mère du jeune Antoine Doinel. Ici, place de Clichy. [ici]

[2] Hitchcock de Jean Douchet, 316 pages, 1967, rééd. 1999, Editions Cahiers du cinéma.

[3] Revue concurrente des Cahiers du cinéma, créée en 1952. Cf. wikipedia [ici]

[4] Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française. cf. wikipedia [ici]

[5] Incendie du Bazar de la charité [ici]

Laurent Laborie

Laurent Laborie est président de PARIS-LOUXOR.

Marc Lepoivre

Professeur de français de formation, Marc Lepoivre est journaliste et critique de cinéma. Cinéphile avant tout, il a notamment été sélectionneur à la semaine de la critique au Festival de cannes, assistant de production, scénariste, réalisateur (court métrage), et enfin conseiller pédagogique dans des centres de formation dans le cinéma et l'audiovisuel. Il habite le quartier Jules Joffrin dans le 18e arrondissement.