CANNES 2012. BANDES ORIGINALES DU FESTIVAL DE CANNES

Prothèses mémorielles de la Croisette sur une drôle de vie.

Ils s’appellent Johan, Suzanne, Aude, Matthieu, Vanessa. Le sociologue les a croisés dans le rayon « Musiques de films» d’une grande enseigne culturelle rue d’Antibes à Cannes entre 2009 et 2012. Il les aborde alors qu’ils achètent une bande originale de films (BOF). Avec eux, il remonte le temps, partage leur parcours de spectateur-auditeur : vous venez d’acheter un disque, pouvez-vous nous en parler, nous parler du film ?

Aude a 25 ans, elle étudie l’architecture intérieure et le design à Paris. En vacances à Grasse, elle passe la journée à Cannes avec son ami Matthieu. Elle est venue acheter la BO du film Tout ce qui brille et un maillot de bain. Ensemble ils chantent sa bande originale : Chanson sur ma drôle de vie écrite et interprétée par Véronique Sanson à la fin des années 70 et réinterprétée par les deux actrices du film sorti en 2010. Si elle découvre le film qu’elle n’a pas vu à travers son ami Matthieu, Aude connaît bien cette chanson. Elle lui rappelle sa mère qui lui chantait lorsqu’elle était une enfant.

Le psychologue hollandais Douwe Draaisma qualifie de « prothèses » les mémoires artificielles que nous avons mis en place pour parer la fugacité qu’implique la mort inéluctable de la mémoire. La musique reproduite sur le disque compact qu’Aude est venu acheter est une de ces prothèses qui porte la mémoire de son expérience personnelle : celle de sa relation à sa mère hier, celle de sa relation à son ami Matthieu aujourd’hui. Le phonogramme qu’il contient est bien plus qu’un fichier numérique, il est une musique emblématique porteuse de significations personnelles riches d’expériences marquantes synchronisées avec l’écoute de cette musique, à deux périodes de la vie d’Aude.

Cette synchronicité de l’expérience personnelle avec la musique emblématique d’une époque donnée (les années 1970 et la génération de sa mère) marque une fonction particulière de la musique. Au cinéma, la synchronicité musicale qualifie le choix d’une musique liée à une époque afin de révéler l’ambiance de l’époque dans l’objectif de définir l’univers musical en lien avec le film, la bande originale de l’année en quelque sorte. La série Cold Case, dans laquelle l’inspecteur Lily Rush ouvre des dossiers judiciaires du passé à la recherche de la vérité, donne un exemple d’application de cette fonction dans l’usage qu’elle fait des allers-retours temporels : lorsque l’histoire fait référence au passé, la musique change et résonnent des tubes de l’année dans laquelle le spectateur bascule avec les personnages. La musique est révélatrice des appartenances générationnelles. Elle est ici emblématique d’une époque énoncée à l’intérieur du film. À l’inverse, dans les grands classiques de Walt Disney comme Robin des bois (1973), la musique n’est pas moyenâgeuse, pas plus que dans Le Livre de la jungle (1967) elle n’est indienne. Dans les deux cas, le thème musical principal est emprunté à un genre majeur de l’époque de la sortie des films : folk pour le premier, jazz pour le second. Qu’elle soit utilisée pour rappeler une époque passée ou pour s’ancrer – à des fins commerciales comme c’est le cas des musiques de Disney – dans une époque présente, la musique délimite un cadre temporel de et dans la pratique de spectateur.

Bande originale de films ou bande originale de la vie, la musique en tant que prothèse mémorielle accompagne et fixe dans la mémoire les expériences marquantes de la vie, ses moments forts et les révélera à chaque fois qu’elle se fera entendre aux oreilles des auditeurs. Ainsi, désormais, à chaque fois qu’elle écoutera Chanson sur ma drôle de vie, Aude pensera à sa maman mais aussi à ses vacances en 2010 pendant le Festival de Cannes avec son ami Matthieu, « partis tous les deux pour une drôle de vie ».

Raphael Roth

Raphael Roth, doctorant à l’université d’Avignon et des pays de vaucluse sous la direction d’Emmanuel Ethis et de Damien Malinas (Centre Norbert Elias, Equipe Culture et Communication).