LES TERRITOIRES « CINÉMA » DE TOKYO

Tokyo, ville hantée par la splendeur de son passé cinématographique, ne sait plus vivre sa cinéphilie au ras du sol. Nouvelles salles souterraines ou en hauteur, effacées celles qui accueillirent les mythes. Afin d’en produire de nouveaux ?

Production-Distribution-Diffusion

Pendant près de quarante ans, Tokyo fut l’une des grandes villes de la cinéphilie, des années 60 à la fin des années 90. Elle jouait déjà un rôle clé dans l’histoire du cinéma par le biais de ses cinq grands studios, Shochiku, Toho, Daiei, Toei et Nikkatsu, qui demeurèrent actifs sur le terrain de la production jusqu’en 1980. Depuis, ces studios, qui pouvaient tourner plus de cent films par année, sont passés à dix chacun, Nikkatsu toujours le plus fécond d’entre eux, et se consacrent davantage à la distribution. Shochiku et Toho sortent des films plus fédérateurs, aux budgets plus importants, tandis que Toei, autrefois fief des films yakuza et des audaces de Teruo Ishii, domine le marché des productions anime pour enfants. Daiei a fermé ses portes, et Nikkatsu se consacre aux films de genre. Shochiku et Toho assurent leurs activités de distribution et de diffusion dans les quartiers chics de la ville.
Désormais tous ces aspects de l’industrie cinématographique à Tokyo appartient aux indépendants, qu’il ne faudrait pas confondre avec « l’art et essai » Tokyo compte aujourd’hui plus de 300 salles, et comme chaque grande ville de cinéma, elle reste parsemée de quartiers mythiques, Shinjuku en premier lieu, qui incarnait, dans les années 60 et 70, un périmètre contestataire, étudiant, de contre-culture, où les manifestants frôlaient les yakuza de Kabukicho à la sortie des films pinku, ou des cycles gangsters de Toei dont l’immense acteur Ken Takakura incarnait le héros, donnés dans des salles emblématique de l’ère Showa.

Ginza proposait une sélection plus internationale, de films américains et européens, le cinéma français dominant fort longtemps cette part du marché. Ces salles attiraient un public plus fortuné, ayant eu l’occasion de voyager à l’étranger, mais aussi des étudiants qui s’intéressaient au cinéma européen. Restaus chics, bistrots et cafés les accueillaient après le film. Ce qui est toujours le cas aujourd’hui.

Les salles de quartier, les salles de répertoire, les « second-run theaters » abondaient à cette époque, de petites salles en sous-sol qui proposaient des programmes double, triple… Les années de bulle, la spéculation sur le terrain et autres biens immobiliers, mirent fin à ceci. Le quartier de Shibuya et ses environs, d’Aoyama à Ebisu, de Roppongi à Shimo-Kitazawa, devinrent les nouveaux pôles d’attraction de la cinéphilie, notamment avec l’arrivée du distributeur EuroSpace. Elles devinrent le temps d’une décennie l’étendard d’une résistance face à la montée des réseaux multiplex qui traversent aujourd’hui Tokyo.
Depuis dix ans, les cinémas-phares de cette époque ferment l’un après l’autre. Ni la critique, ni le public ne se mobilise. Le diffuseur-distributeur Image Forum reste pratiquement le seul, avec EuroSpace, à tenir bon. Les Instituts étrangers à Tokyo, tels le Centre Italien, l’institut Goethe, les instituts Franco-Japonais, etc. organisent des festivals, ou des ciné-clubs, qui tentent ou de révéler une nouvelle génération de cinéastes, ou de maintenir la présence de patrimoines bien établis, sur lesquels trône la Nouvelle Vague française. Ces lieux attirent un public modeste, mais fidèle, rassemblant les anciens cinéphiles et des étudiants.
Il est malheureusement indéniable que le choix de films à Tokyo depuis plus d’une dizaine d’années se réduit aux productions nationales, aux films américains, et à ces autres films ‘continentaux’ qui entraineront peu de risques pour le distributeur. Par contre, les années 90 virent la montée en puissance de la location vidéo et dvd, compensant ainsi ce retrait de films jugés moins profitables en salle, et ayant droit à une sortie directe en dvd, ce qui fut le cas de bien des films Français. Durant la période de 1970-1990, le public qui se rendait au cinéma pour voir les films étrangers, hormis les étudiants, se composait largement de femmes au foyer.

Habitudes en salle

Ceci explique qu’il existe une fois par mois dans les cinémas un mercredi à 1 000 yens pour les femmes. Mais le coût prohibitif d’une entrée freina les spectateurs. Une place en salle peut coûter de 1 300 à 1 800 yens (Entre 12 et 16 €). Lorsque le spectateur achète sa place, il peut souvent choisir son siège à la caisse. Les salles plus récentes disposent de guichets électroniques, et le réseau de diffusion Toho propose une carte d’abonnement, mais dont les avantages ressemblent bien peu à ceux des modèles français, tels UGC, MK2, Gaumont.
Les Japonais vont assez peu au cinéma en semaine, à la rigueur en soirée mais cela se fait de moins en moins. Même les retraités, qui bénéficient d’une réduction, trouvent autre chose pour les occuper Lorsqu’un film connaît le succès au box office, les Japonais se rendent longtemps à l’avance pour leur séance, et doivent souvent patienter en queue d’un étage à l’autre, à la verticale, le long des escaliers, en lisant, en mangeant. Peu de spectateurs japonais mangent en salle, en comparaison avec les Européens et les Américains. Le multiplexe Toho, situé à Roppongi, un des quartiers fréquentés plusieurs anglophones de la ville, offre à son public un service consommation et restauration qui s’inspire du modèle américain : popcorn et coca, glaces etc. Curieusement, UniFrance fit le choix de déplacer son festival du cinéma français, qui s’est tenu pendant des années dans la ville de Yokohama, dans ce multi-salles de Roppongi.

La séance présente quelques pubs locales et bandes-annonces avant le film. Une fois le film commencé, le public reste silencieux, quitte à s’endormir…Cependant, on peut avancer que les Japonais aiment pleurer pendant les films, les mouchoirs sont prêts. L’année 2010 signalait un autre changement face au cinéma étranger. Tout comme à Paris, les films étrangers diffusés à Tokyo étaient généralement présentés en version originale avec sous-titres, mais lorsqu’un film contient de nombreux dialogues, la présence de kanji pouvait ‘gêner’ l’image, et le plaisir des spectateurs à regarder le film. 2010 vit ainsi la montée de films étrangers doublés en japonais, notamment pour les succès au box-office, dont Avatar de James Cameron et Alice in Wonderland de Tim Burton. Le spectateur-collectionneur se réjouira par contre du pamphlet du film, mis à la vente par les distributeurs, sorte de dossier de presse cartonné avec des photos grand format, commentaires critiques et descriptifs du film, une fiche technique, et parfois un entretien avec le réalisateur, vendu au tarif de 600 yens (Environ 5 €).

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Stephen Sarrazin

Stephen Sarrazin est critique et commissaire, professeur et spécialiste de cinéma japonais et de media art. Il vit et travaille à Tokyo et Paris.