CLEOPATRA

Theda Bara dans "Cleopatra" (1917)

Nous avons déjà parlé du film Cleopatra et de l’actrice Theda Bara (ici), invoquant l’hypothèse que la notoriété de ce film ait pu contribuer à influencer les choix architecturaux ayant présidé à la construction du Louxor au début des années 20. Le reportage de l’émission “Des racines et des ailes”, consacré au Louxor dans le Paris Art déco, diffusé le 7 décembre sur France 3, l’évoque à son tour.

Ce reportage et les quelques secondes de Cleopatra retrouvées dernièrement nous donnent l’occasion de revenir sur l’histoire de ce grand film perdu, le contexte dans lequel il a été réalisé, et de voir en quoi il a laissé son empreinte dans l’histoire du cinéma.

Un film emblématique de la Fox

La rencontre de trois personnalités du cinéma de ce début de siècle est à l’origine du film Cleopatra : le producteur William Fox, l’actrice Theda Bara et le réalisateur John Gordon Edwards.

William Fox

William Fox est le fondateur de la Fox Film Corporation, désormais connue en tant que Twentieth Century Fox. Lorsqu’il lança sa compagnie de production en 1914, il était déjà l’un des producteurs de théâtre les plus respectés des Etats-Unis. Disposant de capitaux confortables, Fox put financer ses productions, allouer de généreux salaires à des stars montantes et assurer aisément la promotion de ses films. Le producteur choisit de faire de Theda Bara, jusque là actrice de théâtre, une véritable icône, à grand renfort de publicité. Leur premier grand succès commun fut le film A Fool There was (1914), dont les profits furent particulièrement importants, les succès suivants contribuant à asseoir la renommée du studio.

Les publicitaires travaillant pour le studio mirent en œuvre une importante campagne autour de l’image de l’actrice, élaborant une légende faite d’anecdotes extravagantes : Theda Bara aurait été la réincarnation du mal, elle était réputée posséder des pouvoirs surnaturels. Toujours parée de voiles et de nombreux bijoux, elle se faisait volontiers photographier avec des crânes et des serpents. Son nom de scène fut interprété comme étant l’anagramme d’Arab Death, bien que ce pseudonyme soit en réalité le diminutif du nom patronymique de sa mère, Baranger.

Première star fabriquée, l’actrice fut l’une des plus populaires de son temps, et l’un des premiers sex symbol de l’écran. Elle fut vite surnommée Vamp (par abréviation de vampire) en raison de son répertoire de femme fatale, et la « vamp » deviendra bientôt un terme populaire pour désigner une femme prédatrice sexuelle. Nous en parlions déjà dans « L’hypothèse Cleopatra », Theda Bara est également considérée comme le premier archétype gothique, bien avant Vampira. A travers ses rôles, Theda Bara représenta un phénomène complètement nouveau de célébrité de masse, interprétant de surcroît des personnages à la féminité inédite, s’affranchissant des carcans moraux.

Une troisième personnalité participa à la gloire de la Fox de cette période : le réalisateur John Gordon Edwards, qui n’est autre que le grand-père du cinéaste Blake Edwards. Ayant auparavant collaboré avec William Fox en tant que metteur en scène de ses productions théâtrales, il réalisa une cinquantaine de films entre 1914 et 1924, la plupart pour la Fox.

Entre 1915 et 1919, Theda Bara fit une quarantaine de films pour la Fox, dont plus d’une vingtaine réalisés par J. Gordon Edwards. Parmi les plus illustres, des films aux titres souvent évocateurs, et d’autres allant parfois à l’encontre de l’image sulfureuse de l’actrice  : The Galley Slave (1915), Her Double Life (1916), Romeo and Juliet (1916), The Vixen (1916), Camille (1917), Cleopatra (1917), Du Barry (1917), Heart and Soul (1917), Her Greatest Love (1917), The Rose of Blood (1917), The Tiger Woman (1917), Salome (1918), The Forbidden Path (1918), The She-Devil (1918), Under the Yoke (1918), When a Woman Sins (1918), A Woman There Was (1919), The Siren’s Song (1919), When Men Desire (1919).

La postérité de Theda Bara fut assez brève, mais au moment de la sortie de Cleopatra, en 1917, elle avait le statut de stars telles que Chaplin, Mary Pickford ou Douglas Fairbanks. (On rapporte que son salaire qui était de 150 $ par semaine pour A Fool There Was passa à 4 000 $ par semaine pour Cleopatra.)

Une production pharaonique

Tourné à Newport Beach, en Californie, Cleopatra a aussi marqué l’histoire du cinéma en étant le film le plus élaboré de son temps, avec un budget estimé à 500 000 $ et 2000 employés (acteurs, figurants, équipe, menuisiers, costumiers, etc.). La production dépensa 50,000 $ pour les décors, qui comportaient des centaines de tentures, tapis et tapisseries [1].

Le film est également connu pour comporter le plus grand nombre de costumes différents portés par la même actrice dans un film muet, soit 50 costumes, réalisés par le décorateur et costumier Georges James Hopkins [2]. C’est ironiquement le Cleopatra de Joseph L. Mankiewicz (1963) avec Elizabeth Taylor qui le détrônera à l’époque du parlant. Toujours à propos des costumes dans lesquels apparaît Theda Bara, on peut constater en voyant les photos du film que certains étaient plutôt osés, et, à cet égard, le Code Hays imposé à Hollywood quelques années plus tard fit interdire le film, jugé trop obscène pour être projeté.

La débauche de moyens alloués aux décors et costumes pour le film Cleopatra contribua probablement à la renommée du film à travers le monde. D’où l’hypothèse que nous avançons, selon laquelle l’architecte André-Henri Zipcy et le propriétaire Henry Silberberg ont pu être influencés par le film pour le choix du style égyptisant du Louxor, en 1920, à l’aube des années Art déco.

Un film mythique perdu

La première de Cleopatra, véritable blockbuster de l’année 1917, film le plus populaire de cette année là, eut lieu à New York le 14 octobre 1917, au Lyric Theatre. Un article du New York Times, daté du 15 octobre 1917, en fait état, tout en indiquant quelques détails précieux sur certaines séquences :

« La star, à grand renfort de roulements d’yeux (l’actrice était connue pour cet aspect caractéristique de son jeu [ndlr]) et autres manœuvres, dresse un portrait tout à fait réussi du « serpent du Nil, la sirène de tous les temps, l’éternel féminin » selon les termes consacrés, et on peut dire qu’ainsi, l’infortunée reine d’Egypte fait le succès de la reine du cinéma. […] Du point de vue de la mise en scène, le film est aussi une réussite pour le réalisateur. Le Sphinx, les pyramides ainsi qu’une bonne partie de Rome sont dûment recréés et les scènes d’ensemble sont mises en scène à la manière de D.W. Griffith. La bataille navale à Actium est impressionnante, et la course de chars constitue une séquence palpitante. » [3]

Les seules images connues du Cleopatra de JG Edwards avec Theda Bara. (16 secondes).

On sait à présent que les deux dernières copies du film connues ont vraisemblablement été détruites lors d’incendies (comme ce fut le cas de nombre de films « nitrate », très inflammables), l’un aux studios de la Fox, l’autre au Museum of Modern Art de New York. Seules quelques secondes du film, considéré comme un des dix films perdus les plus recherchés par l’American Film Institute, ont été préservées et, récemment, quelques mètres de pellicule ont été légués par un collectionneur privé à l’institution George Eastman House.

Pourtant, même s’il ne nous reste que quelques photos pour tout témoignage, le film est emblématique, notamment parce qu’il a servi de référence directe à la version de 1963, celui  mettant en scène Elizabeth Taylor, le producteur Walter Wanger ayant eu en main un script original du film. Si ce Cleopatra de 1917 est aujourd’hui peu connu du public, il n’en reste pas moins celui qui a inauguré toute une série de films autour du personnage de Cléopâtre [4], parmi lesquels celui de la  Paramount de 1934 réalisé par Cecil B. DeMille et mettant en scène Claudette Colbert ; le film Serpent of the Nile, de  1953 (Columbia) réalisé par William Castle avec l’actrice Rhonda Fleming ; et bien sûr cette fameuse version de 1963, toujours par la Twentieth Century-Fox, réalisé par Joseph L. Mankiewicz.

Fiche technique et générique

Cleopatra (1917)

Maison de production: Fox Film Corp.
Distributeur: Fox Film Corp.; Fox Standard Picture
Date de sortie: 14 Oct 1917
Durée: 11 bobines, 125 min
Muet, Noir & Blanc
Réalisation: J. Gordon Edwards
Scenario: Adrian Johnson
Camera: Rial Schellinger
Camera:  John W. Boyle
Camera:  George Schneiderman
Montage: Edward McDermott

Générique artistique:

Theda Bara (Cleopatra), Fritz Leiber (Caesar),Thurston Hall (Antony), Albert Roscoe (Pharon), Herschel Mayall (Ventidius), Dorothy Drake (Charmian), Dell Duncan (Iras), Henri de Vries (Octavius Caesar), Art Acord (Kephren), Hector V. Sarno (Messenger), Genevieve Blinn.

Le film est directement inspiré des pièces « Antoine et Cléopâtre » (dont la première représentation eut lieu autour de 1606, et publiée pour la première fois à Londres en 1623) et « Jules Caesar » (publiée en 1623) de William Shakespeare, ainsi que de celle,  « Cléopâtre », de Victorien Sardou et Émile Moreau (1890). Dans cette dernière, le rôle de Cléopâtre fut interprété par l’actrice Sarah Bernhardt.

D’après ce que l’on sait, voici l’histoire telle qu’elle apparaît dans le film.

Menant ses troupes à la conquête de l’Egypte, Jules César (Fritz Leiber) tombe éperdument amoureux de Cléopâtre. Lorsque César, rentré triomphant à Rome, est assassiné, Marc Antoine (Thurston Hall) se rend en Egypte pour s’assurer la soumission de Cléopâtre, mais est à son tour conquis par elle. Il est cependant contraint à rejoindre Rome et se marier avec Octavia (Genevieve Blinn) afin de sceller le triumvirat. Comprenant que son destin amoureux reste lié à la « reine du Nil », Antoine la rejoint mais leurs troupes sont vaincues à Actium par celles d’Octavius (Henri de Vries), frère d’Octavia. Marc Antoine se poignarde, et Cléopâtre, apprenant sa mort, choisit la morsure venimeuse d’un serpent.

Sources : American Film Institute catalogue, base de données Film Index International du British Film Institute, base de données imdb, George Eastman House.

Notes : Laurent Preyale a réalisé en 2001 un documentaire TV de 26mn intitulé « Theda Bara & William Fox, l’association de la première « Vamp » et du patron de la Fox » : ce portrait de deux monuments du cinéma américain permet de mieux comprendre l’évolution du 7ème art au début du siècle. (ici)

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[1] Certains critiques d’art avancent que le décorateur et costumier de ce film, George James Hopkins aurait pu être influencé par le tableau (ici) « Cléopâtre testant des poisons sur des condamnés à mort  » (1887) d’Alexandre Cabanel. Avec cette fresque, le peintre Cabanel abordait la peinture d’histoire de façon plus romantique, mondaine ou théâtralisée que ses prédécesseurs, se situant entre académisme et renouveau du genre.

[2] Georges James Hopkins, ami de Theda Bara, fit ses débuts en tant que décorateur au cinéma cette même année 1917. Hopkins fit une longue carrière au cinéma, il travailla notamment pour les films Casablanca, A Streetcar named desire, My Fair lady, ou encore Dial M for murder. Il fut nominé 13 fois aux Oscars comme directeur artistique et/ou décorateur.

[3] Traduction du rédacteur

[4] Juste précédé par le Cleopatra de 1912, de Charles L. Gaskill avec Helen Gardner, pour lequel le réalisateur semble selon certaines sources avoir retourné des scènes en 1917, et qui ressortit en 1918.

Elise Girard

Elise Girard est médiathécaire, chargée de médiation culturelle et d’accueil auprès des publics de la Bibliothèque du film de la Cinémathèque française. Elle y travaille notamment à la conception de produits documentaires éditorialisés à destination du public. Elle est membre de l'équipe PARIS-LOUXOR et du comité de rédaction de PARIS-LOUXOR.fr