RETOUR À BARBÈS-CINÉMA avec JEAN-MARC LÉVY

De son enfance à Barbès, il se souvient des Disney, des odeurs, des images, des films dont on parle dans les cours de récré et de la fin des cinémas de quartier. Après avoir travaillé dans différentes salles du nord de Paris, la Géode y compris, puis pour les salles de projection privée (Europe 1, Arte), il est aujourd’hui projectionniste au Club de l’Etoile et au Marignan, deux salles prestigieuses du côté des Champs-Elysées. « Le cinéma ne m’a jamais quitté », dit-il. Discret et sympathique, il nous rappelle que les cinéastes affectionnent particulièrement le projectionniste, ce « dernier maillon de la chaîne », celui à qui il appartient de – bien – projeter le fruit de mois, voire d’années de travail.

Quel est votre premier souvenir lié au cinéma ?

Je suis né à Barbès, nous habitions au 5, boulevard de Rochechouart, entre deux salles de cinéma, le Delta et le Louxor. Comment ne pas aimer le cinéma ? Nous y sommes restés vingt ans, avant de déménager pour un autre quartier populaire de Paris, dans le 20e arrondissement. Mon premier souvenir de cinéma remonte à mon enfance, quand nous allions voir le « Disney de Noël ». Après leur sortie pour Noël dans les salles d’exclusivité, les Disney parvenaient dans les salles de quartier pour le Mardi Gras. C’est à ce moment-là que nous allions les voir en famille. Cette sortie était particulièrement attendue.

Et votre premier souvenir du Louxor ?

C’est celui d’une odeur… un mélange de cuivre et de désinfectant, quelque chose d’assez proche du Miror et de l’ammoniaque. Enfant, j’aimais regarder les affiches et les photos des films présentées sur les façades du Louxor. Au début, elles étaient punaisées, puis elles ont été présentées sous verre. Je pense que certains petits jeunes les piquaient, comme dans Les Quatre Cents Coups de François Truffaut. J’aime beaucoup ce film, j’y retrouve le quartier, des souvenirs d’enfance et le cinéma. Ces photos coûtaient cher à l’exploitant. Il y en avait de diverses qualités. Je me souviens que les Disney étaient plastifiées et perforées aux quatre coins pour y mettre les punaises, de manière à ce qu’elles puissent être réutilisées sans que cela n’abîme la photo.

Ces images étaient le tout premier contact que vous aviez avec les films…

Non, avant cela, il y avait quelque chose de bien plus impressionnant : les panneaux Publidécor. Il s’agissait d’une représentation libre, plus ou moins réussie, de l’affiche ou de scènes de films peintes sur la façade du Louxor. Parfois, les affichistes réalisaient de vrais chefs-d’œuvre. C’était une autre époque où l’on utilisait le savoir-faire des artisans.

C’est de ces premières années dans le quartier, de vos rencontres avec les salles qu’est né votre amour du cinéma ?

Oui. Et tout a commencé grâce ou plutôt à cause du Louxor. J’avais 12 ¾ – je le précise car à l’époque il y avait une interdiction aux moins de 13 ans – je faisais la queue pour aller voir le King Kong de 1933, lorsqu’un contrôleur me demanda de sortir de la file alors que je me tenais à quelques centimètres de la caisse. J’étais furax. Je descendis aussitôt le boulevard en direction du Grand Rex. On y jouait un western, Bandolero ! Cette première visite au Rex fut pour moi un moment inoubliable, presque magique. J’entrais dans un temple du cinéma. Depuis ce jour-là, je n’ai jamais vraiment quitté les salles.

Je suis retourné à plusieurs reprises au Louxor, avec mes parents, puis seul une fois plus âgé. Je me souviens de la projection de La Bataille d’Alger. Il y avait un monde fou, l’exploitant avait mis devant le cinéma un panneau “3e rang” afin d’indiquer aux personnes faisant la queue qu’il ne restait que les trois derniers rangs. Ensuite, j’y suis allé avec le collège, le lycée, parfois avec les copains, bien que ce fût le plus souvent pour moi une pratique solitaire. On en discutait à la récré et quand on en parlait en classe, on m’y collait parce que j’y étais tout le temps fourré. À la fin des années 70, j’ai vécu le déclin des salles de quartier. J’allais voir toutes sortes de films, sauf les pornos et les films de karaté. Je me souviens des séances à 3 francs au Louxor… On n’osait pas aller aux toilettes car il s’y passait des choses, tout comme dans certains recoins de la salle d’ailleurs. Si l’on voulait voir le film tranquillement, il valait mieux aller au balcon, car tout se passait en bas. D’ailleurs, à cette époque, tout le monde fermait les yeux, tant qu’il y avait de clients dans la salle…

Les salles étaient des lieux de rendez-vous et de spectacle…

Oui, mais je n’ai pas connu le temps des attractions. Je fréquentais la plupart des salles du quartier. Je me souviens du Delta juste à côté de chez moi orné de son grand panneau Farid El Atrache (célèbre acteur et chanteur des mélos égyptiens, ndlr), du Palais Rochechouart, devenu aujourd’hui un Darty, du Colorado. Le Gaité Rochechouart, avec Le Pont de la rivière Kwaï. Ces salles étaient des cinémas de quartier fréquentées essentiellement par des habitants des arrondissements alentour, la majorité des Parisiens allant dans les grandes salles où l’on projetait des films en première exclusivité. Petit à petit, je me suis rapproché de la cabine de projection, comme dans Cinéma Paradiso… J’étais émerveillé par ce que je découvrais. Puis, un jour, alors que j’étais jeune étudiant en électronique, un exploitant me proposa de remplacer le projectionniste – à l’époque on disait « l’opérateur »-, c’était au Ciné-Nord. Je gagnais en une soirée ce que j’avais en une semaine en argent de poche ! Ce cinéma, non loin de la gare du Nord, fonctionnait de pair avec une autre salle, le Nord-Cinéma, situé un petit peu plus loin, au 6 boulevard Denain, dans le 10e. Je n’y suis pas retourné depuis sa transformation en cinéma porno, mais j’en garde un bon souvenir. Tout comme d’ailleurs de l’Avron Palace, une salle très prisée de la communauté indienne, où j’y ai fait des remplacements, il n’y avait pas de fauteuils mais des rangées de bancs. Il y régnait une ambiance incroyable, le spectacle était aussi bien sur l’écran que dans la salle, les spectateurs reprenaient en chœur les chansons des comédies musicales. Le propriétaire faisait venir d’Angleterre des films indiens, il les projetait sans sous-titres français, ce qui est interdit… Parfois, lorsqu’il voyait un Européen dans la salle, c’était pour lui forcément un inspecteur du CNC. Alors, il faisait aussitôt changer la bobine pour y mettre un film sous-titré, même si celui-ci n’avait rien à voir avec le film projeté !

Comment accueillez-vous la nouvelle de la réhabilitation du Louxor ?

Je trouve ça formidable, j’ai tellement vu de cinémas mourir que cette nouvelle est inespérée. On se sent moins seul, les mairies, les associations, les habitants s’engagent, cet élan est rassurant, il se passe quelque chose et c’est bien. Il faut dire que depuis 1981, le cinéma a été aidé. Les salles de cinéma comme le Louxor et le Grand Rex ont été protégées, c’est une sorte de reconnaissance pour celles et ceux qui aiment le cinéma et y travaillent. Ce fut un geste important, sans doute, car ces salles n’existeraient plus si elles n’avaient pas été classées. Regardez le Gaumont Palace… cela a été pour moi intolérable de voir disparaître une salle de cette ampleur (6 000 places, à l’époque la plus grande salle de cinéma du monde, ndlr). Toutefois, j’en conviens, la salle n’était plus adaptée pour l’époque, elle était bien trop grande. Mais ce qui nous fait le plus regretter c’est de voir ce qui la remplace… un hôtel, un supermarché du bricolage… on aurait pu avoir un peu plus de respect pour ce que fut le lieu. On aurait au moins pu préserver la façade, comme pour le Wepler ou le Louxor. C’est incompréhensible… Concernant le Louxor, j’ai entendu parler des travaux entrepris pour la rénovation. Que reste-t-il vraiment de la décoration des années 20 dans la salle ? Il faut être réaliste, si ce lieu doit retrouver sa vocation d’origine, il faudra bien trouver une solution pour permettre sa réouverture. Rien ne me choque, recréer les décors d’origine alors que ceux-ci ont disparu au fil du temps, je ne vois pas où est le problème puisqu’ils n’existent plus.

Le Louxor sera une salle de cinéma classée art et essai…

La seule programmation art et essai ne suffira pas, je pense qu’il faudra rapidement trouver une articulation. Le Louxor devra retrouver son sens du spectacle. Je n’ai pas connu la période des attractions, mais je pense que ce serait bien de retrouver cette proximité. Il devra se diversifier. Aujourd’hui, tout le monde organise des débats, des avant-premières. Il faut continuer dans cette logique, penser en termes de thématiques. Je pense notamment à ce que fait l’Institut du Monde Arabe. Il y a des trésors à montrer, des soirées à organiser. Je ne vois pas le Louxor fonctionner en exploitation classique, mais tout dépendra de la volonté de la Ville, compte tenu du quartier. C’est mon sentiment, mais les choses peuvent changer, quand je pense à ce que j’ai connu et ce qui est en train de se préparer, d’autant que le quartier est en train de s’ouvrir aux jeunes particulièrement. Au début, personne, moi y compris, ne croyait à l’installation des MK2 Quai de Seine et Quai de Loire, mais le résultat est là, ils ont trouvé le juste équilibre entre le grand public et l’art et essai. De plus, il y a des écoles dans le quartier ; en organisant des séances avec les enfants, ça leur permettra de les familiariser avec le lieu et le cinéma. Barbès est un quartier vivant et commerçant, même s’il n’est pas toujours facile à vivre – il y a pas mal de problèmes d’incivilité. Mais je dois dire que, personnellement, je n’ai jamais ressenti de peur. On y vivait, c’était notre quartier, c’était il y a trente-cinq ans… mais il m’arrive parfois d’y revenir. L’important c’est d’avoir “l’esprit cinéma”, c’est à dire l’esprit ouvert.


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Laurent Laborie

Laurent Laborie est président de PARIS-LOUXOR.