RETOUR À LA GOUTTE D’OR avec DENISE DECORNOY

Denise Decornoy a grandi rue de la Goutte d’or. Son père, cinéphile, l’amenait au Louxor le jeudi après-midi. Ses yeux d’enfants ont gardé un souvenir impérissable d’une grande salle mystérieuse… Habitante aujourd’hui du 9e arrondissement, Denise s’intéresse de près au « Nouveau Louxor », son cinéma de quartier. Elle se souvient d’une époque où les enfants de la Goutte d’or vivaient le cinéma autrement.

A quoi ressemblait le quartier de votre enfance?

Quand mes parents se sont installés dans le quartier, j’avais une dizaine d’années. On a trouvé là une population très mélangée. Le quartier était un quartier d’ouvriers. Mes parents étaient ouvriers, nous habitions au 36, rue de la Goutte d’or très exactement. Il y avait là des juifs d’Europe, des  Ashkénazes, comme mes parents, on parlait beaucoup Yiddish dans le quartier et à la maison. Il y avait aussi des juifs d’Afrique du Nord, des Séfarades, mais aussi des Algériens, des Marocains, des Tunisiens, et il y avait aussi ce qu’on appelle communément des Français de souche, on allait à l’école ensemble… tout ce monde-là cohabitait très bien, il n’y avait aucun problème…. A la grande époque du Louxor, dans les années cinquante, c’était un quartier vraiment fascinant…

Je me souviens de la rue des Islettes ! : Il y avait le Lavoir de « Nana »… Je me rappelle qu’enfant on y allait avec le linge… On habitait dans des appartements très modestes, c’est rien  de le  dire… On se retrouvait dans les bains douches… Dans tous les quartiers de Paris il y avait des bains douches. Cela a disparu petit à petit avec l’installation de salles de bain dans les appartements, maintenant la plupart des gens en ont…  A l’époque c’était banal de se retrouver là-bas, on y allait sur le boulevard la Chapelle, d’ailleurs juste en face du Louxor.

Serge Reggiani et Simone Signoret dans « Casque d’Or » de Jacques Becker (1952)

« Casque d’or » a été tourné dans le quartier dans la rue des Gardes, il y avait un commissariat et l’échoppe du cordonnier de « Casque d’or » où Serge Reggiani est ouvrier, c’était une petite boutique qui existait vraiment. Le film a  été réellement tourné dans le quartier… il y avait encore des fortifications… Au 36, rue de la Goutte d’or, dans ma cour il y avait un exportateur d’oiseaux… On allait souvent le voir, il nous donnait des oiseaux, je ne sais pas si il est toujours là…

Et puis tout est devenu très compliqué, jusqu’à ce que cela devienne vraiment difficile, au moment de la guerre d’Algérie, c’est-à-dire dans les années 55-60.

Enfant, vous alliez au Louxor… ?

J’ai commencé par y aller avec mon père. Je me souviens de la première fois, j’ai eu vraiment la trouille ! Mais oui ! Parce que c’était quelque chose de tout à fait EXTRA ordinaire, c’est-à-dire d’inhabituel, qu’on ne rencontre pas, j’en ai gardé un sacré souvenir ! Je me rappelle encore aujourd’hui de la réflexion de mon père lors de ma 1ère fois au Louxor : j’étais à la fois fascinée et un peu effrayée par la salle, il y avait ce mélange, j’ai alors dit à mon père « mais qu’est ce que c’est beau !! » et je n’ai pas bien compris ce qu’il voulait dire lorsqu’il m’a répondu « c’est d’un mauvais goût achevé !» Je n’ai pas compris DU TOUT ! … je me suis dit « mais qu’est ce qu’il raconte ?? »

C’est pour cela que lorsque j’ai appris que l’on réhabilitait la salle, j’ai été à la fois très heureuse parce que c’est une nouvelle façon de se pencher sur son passé, et en même temps, j’ai eu la trouille parce que je me suis dit : « Ils vont enlever les Ramsès, les Néfertiti… Quel dommage… » Et j’ai été ravie de constater lorsque j’ai visité le chantier que l’architecte avait l’intention de conserver le décorum égyptisant et les moucharabiehs le long des murs…

Mais ça n’a rien à voir avec la délicatesse de la réalisation de la Pagode par exemple, qui était et est resté un modèle du genre, c’est très beau La Pagode… on ne peut pas en dire autant du Louxor, qui était quand même un objet étrange !

Vous avez plus un souvenir de la salle que des films que vous alliez voir ?

Oh oui bien sûr ! On allait voir essentiellement des navets ! mais pas que…

La Flèche brisée (Broken Arrow) de Delmer Daves (1950)

Vous souvenez-vous d’un film marquant en particulier ?

Je sais que j’y ai vu « La Flèche brisée » un film avec Jeff Chandler je crois bien. Je l’ai gardé en mémoire parce que c’était un très beau film, mais qu’est ce qu’on a pu voir comme navets !!! Mon père aimait vraiment le cinéma et tous les cinémas. Je me souviens qu’il m’emmenait en cachette voir des films d’épouvante, en me promettant de ne rien dire à ma mère ! Aussi, j’ai un souvenir terrifiant de « La Fille du Loup-Garou », l’histoire d’une fille découvrant que sa mère était un loup-garou, quelle histoire ! Ensuite, il fallait rentrer à la maison, faire comme si de rien n’était et ne rien dire… quelle horreur, j’en ai fait des cauchemars !

Le Louxor en 1953

Le Louxor n’était pas un cinéma d’art et d’essai comme le Studio 28, il y avait vraiment de tout…

C’était un cinéma populaire dans un quartier populaire, et une salle tout à fait étrange, qui nous paraissait, pour les enfants que l’on était, magnifique, comme le Grand Rex, celle dont les étoiles s’allument au plafond. C’était pareil, d’ailleurs le Grand Rex représente aussi une scène orientale, avec des sortes de minarets qui s’allument au loin… l’espace et le décor rendaient l’ensemble vraiment mystérieux…

Puis, j’ai quitté le quartier. Mes parents, eux, sont restés. Pendant des années, j’ai continué à passer régulièrement devant le Louxor, il se dégradait et devenait de plus en plus sale… C’était un petit pincement au cœur, parce qu’on voyait bien que cela avait perdu de sa magie, c’était de plus en plus sale et de plus en plus moche !

Vos parents continuaient à y aller ?

Mon père continuait à aller au cinéma, oui, mais cela dépendait de ce que qui se jouait… Mon père était cinéphile, il allait au cinéma et pas spécialement au Louxor… de plus, le Louxor le fascinait beaucoup moins que moi !

Pensez-vous que le Louxor peut exercer la même fascination sur les enfants d’aujourd’hui?

Je crois que c’est très différent : les enfants qu’on était ne sont plus du tout ceux que je peux croiser aujourd’hui : D’abord, on n’avait pas la télévision, cela change beaucoup de choses. Aller au cinéma, ce n’était pas systématique, c’était un vrai cadeau, une sortie.

On avait un rapport au spectacle … Il y avait vraiment quelque chose de magique…

Quelles étaient les occasions d’aller au cinéma ?

Moi j’y allais assez souvent, parce que mon père aimait le cinéma, on y allait le jeudi, c’était le jour des enfants à l’époque. Il y avait plein de cinémas dans le quartier. Il s’est appauvri d’une façon incroyable du point de vue culturel… Il y avait le Louxor, il y avait un cinéma place du Delta, qui s’appelait d’ailleurs le Delta, il y a maintenant une boutique de fringues d’occasion à la place… Et puis sur le boulevard entre le Louxor et le Delta, sur le même trottoir il y avait un autre cinéma dont je ne me rappelle plus le nom (Le Gaité Rochechouart ndlr)… Enfin dans un rayon quand même assez restreint, il y avait 3 cinémas. (Carte des cinémas du quartier). Il y avait aussi le Gaumont Palace, où il y a aujourd’hui un Castorama… place Clichy, mais ce n’était pas très loin en autobus ou en Métro, et le Gaumont, c’était une salle immense qui nous fascinait ! C’était un truc absolument immense ! Aujourd’hui c’est Castorama et un hôtel, le cinéma occupait toute la galerie… Il y avait des orgues colorées et, avant le spectacle, ce qu’on appelait des « attractions ». Des artistes venaient faire des numéros avant la projection du film… Des danseurs, des chanteurs… Tout cela a vraiment disparu… Aujourd’hui, la politique de distribution des films est très différente… Il n’y a plus de cinémas de cette taille… Aller au cinéma à l’époque n’était pas un acte banal comme ça peut l’être aujourd’hui…

C’était un quartier où l’on vivait beaucoup dans la rue, les enfants jouaient devant les maisons, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui… personne ne laisse plus ses enfants jouer dans la rue, de nos jours il faut aller dans un parc…  Ce quartier était très vivant, très coloré, très bruyant… Aujourd’hui, les enfants ne sont plus du tout ceux qu’on était… Il est vrai que lorsque l’on sortait de l’école on n’avait pas la possibilité, et tant mieux, de se coller devant la télé. Il ne faut pas le regretter… Les enfants maintenant ne sont plus étonnés de rien, donc je ne sais pas comment ils vont réagir au retour, ou à l’arrivée, d’une salle de cinéma à Barbès…

Et aujourd’hui, qu’attendez-vous du Louxor ?

Le quartier s’est « bobo-isé » depuis quelques temps… Mais j’espère que le plus grand nombre pourra y trouver un endroit où l’on pourra se rencontrer, discuter… Par exemple, je trouve très bien qu’il y ait un café dans le projet de réhabilitation. Peut-être qu’on pourra n’y prendre qu’un café et discuter, l’endroit va permettre aux gens de se rencontrer, de manière à ce que ce soit un véritable lieu de passage et un lieu de brassage…

Vous croyez que c’est possible ?

Honnêtement je ne sais pas. Tout va dépendre de l’exploitant. Je ne voudrais pas que cela ne devienne qu’un lieu mercantile supplémentaire à Paris, parce que des idées comme celle-là, il y en a eu quelques unes qui ne se sont pas toutes soldées par une réussite formidable… C’est donc un vrai pari, un vrai enjeu, et aussi une inconnue… Mais le quartier mérite beaucoup mieux que ce qu’il est devenu… Est-ce que cela fera venir les gens du quartier ? Je l’espère vraiment…

Que voudriez-vous y voir au Louxor ?

On pourrait très bien imaginer que cela puisse devenir une endroit vivant : le cinéma c’est une chose, et c’est important, on pourrait très bien imaginer qu’on l’y organise des débats, ce qui permettrait d’élargir le cercle de la fréquentation…

Y rencontrer des artistes, des cinéastes ?

Des cinéastes, oui, accompagné de débats sur une question donnée… c’est très ouvert, et cela attire toujours beaucoup de monde.


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Alice Rivon

Alice Rivon est médiatrice culturelle dans l'exploitation cinématographique. Elle travaille au service des publics du cinéma municipal Le Kosmos à Fontenay-sous-bois (94) depuis 2005 et vit dans le quartier Sainte Marthe, dans le 10ème arrondissement de Paris. Elle est membre de l'équipe PARIS-LOUXOR et du comité de rédaction de PARIS-LOUXOR.fr