BARBÈS CAFÉS. AVANT LA BRASSERIE BARBÈS, LE ROUSSEAU 1/2

Le café Rousseau en juillet 1955 © Allan Hailstone

C’est à quelques pas du Louxor, au pied du métro Barbès-Rochechouart, côté 18e arrondissement, que se trouve la brasserie Barbès. Les habitants du quartier vous diront qu’elle est située à l’exact emplacement de feu le magasin Vano. Un grand bric-à-brac de 750 m2 parti en fumée le 21 juin 2011, où l’on trouvait de tout pour s’habiller bon marché. Pour d’autres, ce fut, dès la fin des années 30, le Rousseau, un grand café d’angle comme on en trouvait beaucoup dans le quartier. Situé au 2, boulevard Barbès, il faisait face à un autre grand café, le Dupont[1], immortalisé par le film[2] éponyme d’Henry Lepage en 1951, qui abrite aujourd’hui le magasin principal de l’enseigne Tati.

Nous savons peu de choses sur le café Rousseau, c’est donc par petites touches que nous vous livrons ici, en quelques anecdotes glanées dans la presse, une photographie imprécise mais suffisamment parlante pour retracer l’ambiance haute en couleurs de ces cafés du carrefour Barbès. À la fin du 19e, début du 20e siècle, le Rousseau portait le nom de Café, puis de Brasserie, Charles – voire Salle Charles ou, selon, Salle Jambon en raison certainement de l’enseigne Jambon Keller qui ornait sa façade ; puis il devient le café-brasserie la Chope flamande[3] (1910) avant de prendre le nom de Café Rousseau.

Des hauts et débats. Le Charles, puis la Chope Flamande, disposaient d’une grande salle (d’où son appellation variable de salle ou café selon l’activité qui vous y amenait). Plus qu’un café, le Charles est devenu au fil des années un haut lieu de réunions de cercles politiques et d’assemblées corporatives. Ainsi le 26 octobre 1884[4], les membres des comités impérialistes “Victoriens” de Paris s’y réunirent en séance privée, sous la houlette d’un certain Léautaud, afin de soumettre une adresse au prince Victor Napoléon Bonaparte[5] témoignant de leur désir de le voir prendre la tête de la campagne électorale à l’occasion des élections générales (législatives NDLR). Proposition qu’il refusera quelques temps plus tard arguant de son jeune âge. Il n’avait alors que 22 ans. Lors des élections municipales de 1890, le député nationaliste Paul Déroulède[6] y organisa une réunion en catimini ayant pour but de prendre la main sur le courant boulangiste[7] ; alors composé de candidats particulièrement hétérogènes “une macédoine d’éléments contradictoires” précise le journaliste de La Justice. On y trouve pêle-mêle monarchistes, impérialistes, anciens communards, bonapartistes, des antisémites déclarés comme tel, des blanquistes, des républicains, des radicaux et même des boulangistes dissidents. Déroulède est accusé ce soir-là de fomenter un nouveau coup d’éclat après avoir monté des coalitions au sein de la Boulange, comme on disait à l’époque, pour reprendre le mouvement désorienté. Il déclara ce soir-là, on l’imagine avec la main sur le cœur, qu’on le calomniait en prétendant qu’il ambitionnait la dictature et que le seul titre qu’il briguait était celui de “Colonel des élections municipales de Montmartre” ! De l’épisode, l’opportuniste conservera le surnom et ne renoncera pas pour autant à ses ambitions… il sera traduit neuf ans plus tard par la Haute court de justice et banni pour avoir tenté un nouveau coup d’état et participé à de nouvelles agitations contre la République[8].

De la question politique et sociale. Le 3 février 1891 (daté en une 13 Pluviôse an 99), La Lanterne annonce que le citoyen Armand Levy invite à une réunion publique, pour les dames seulement, de la Ligue de l’Affranchissement des Femmes[9], une organisation fondée deux années auparavant par la militante féministe Marie-Rose Astié de Valsayre[10]. Le cercle sera par la suite ouvert aux hommes, lors de conférences contradictoires, pour la somme de 30 centimes.

Les agents des chemins de fer, dont nombre d’entre eux venaient des ateliers mécaniques de La Chapelle, s’y retrouvèrent, la même année, pour évoquer la création d’un orphelinat des chemins de fer. En mars 1892, le comité républicain socialiste du quartier Clignancourt organise, dans une salle Charles bondée, l’anniversaire de la Commune. La soirée est relatée dans Le Radical : “Des citoyennes, femmes et filles, des adhérents étaient présents. A Montmartre on manifeste toujours en famille et les femmes n’ont pas peur de donner l’exemple”. Une soirée présidée par le conseiller municipal Rouanet où il fut naturellement question de politique, de “la diffusion des idées socialistes hors de France”, de l’Europe, des réfugiés et proscrits ayant échappé aux pelotons d’exécution devenus “ambassadeurs” de la cause. Le citoyen Perthuis évoque la nature des évolutions sociales portées par l’idéal socialiste ; le citoyen Bos quant à lui retrace les différents événements qui se déroulèrent à Montmartre. La soirée se termina à une heure avancée de la nuit par des chants et récits poétiques à la gloire de la Commune.

Hausse des salaires, travail le dimanche, apéro, cigarettes et rencontres. Réunis en assemblée, les patrons Coiffeurs du 18e arrondissement y prirent la décision, le 30 mars 1900, à l’unanimité, de “la suppression du pourboire qui ne saurait qu’avilir ceux qui le reçoive” et le “Remplacement du pourboire par une augmentation des prix du travail, basée sur ce que produit ce pourboire” nous rapporte un journaliste du journal Le Temps qui, quelque peu agacé par ces revendications progressistes indique que patrons et employés se sont entendus pour “tondre les clients” ! Les mêmes, dix ans plus tard, s’y retrouvèrent à nouveau le 12 mai 1910 à près de 300, ouvriers et patrons, pour dénoncer les infractions à la loi sur le repos dominical commises par leurs confrères du centre de Paris. Cent ans plus tard, la question fait toujours débat ! Bien avant les apéros et couscous de quartier de l’association Paris-Louxor, le Groupe Fraternel des Musiciens (GODF) organisa dès 1908, tous les mercredis de 16 à 18h, au Café Charles[11], des “apéritif-réunions”[12]. La ligue nationale pour la défense des fumeurs s’y est réuni pour protester contre l’augmentation du prix du tabac et appela le 19 mai 1910 à un “meeting monstre” réunissant “les fumeurs de toutes les classes, de l’ouvrier au littérateur” nous apprend le Journal des débats politiques et littéraires. Le 7 mars 1914, la Société des Enfants de Tallano fait savoir dans Avanti! “le journal politique corse” qu’elle y organisera le samedi suivant un grand bal de nuit corse, le prix du billet est de 1,50 francs, les participants devront s’y présenter en tenue de ville.

Le café Rousseau à la libération, août 1944. Collection particulière. DR.

Dernière brasserie connue : Le Rousseau. C’est à la fin des années 30 que Le Rousseau a ouvert ses portes. Il avait un slogan miroir à celui du Dupont voisin[13] “Rousseau, toujours mieux, toujours meilleur”, devise qui s’inscrivait en lettres de néon le long de la devanture. Des fleurs stylisées ornaient les pans de céramique de la partie supérieure de la façade. A la droite du Rousseau, dans les années 40, il y avait une antenne du Secours national (là où se trouve désormais le magasin Foot Locker), suivi du Central Hôtel, installé dans une ancienne imprimerie, et un Ibis Hôtel.

D’après le kiosquier du carrefour Barbès, Jean-Michel Lebcher arrivé en 1978, le propriétaire du Rousseau s’appelait Monsieur Erald, il est mort centenaire l’an dernier. “Il aimait beaucoup son quartier et sa diversité” nous précise-t’il. Dans la lignée de ses prédécesseurs, Monsieur Erald a souhaité poursuivre la tradition des débats et banquets qui ont jalonné l’histoire de ce café. Le collectionneur Dominique Blattlin se souvient “Au début des années 70, je me rappelle avoir assisté au premier étage du Rousseau à des réunions « littéraires » animées par Roland Stragliati, auteur notamment d’anthologies du fantastique et (à ses dires) proche de Jean Ray”. Monsieur Erald aurait, toujours selon le kiosquier, aidé la résistance pendant l’occupation. Le Rousseau, quant à lui, a fermé ses portes au tout début des années 80. On l’aperçoit furtivement au cinéma dans Elise ou la vraie vie de Michel Drach (1970) et dans Neige de Jean-Henri Roger et Juliet Berto (1981). De commerce en commerce, l’histoire se répète, le lieu devait renaître de ses cendres le 30 avril 2015 laissant place à la Brasserie Barbès. A suivre…

Prochain article : BARBÈS CAFÉS. Le Dupont Barbès 2/2

Appel à témoignages : L’association PARIS-­LOUXOR vous donne la parole et vous invite à contribuer. N’hésitez pas à nous proposer vos témoignages, anecdotes, souvenirs, objets et documents sur le Rousseau et le Dupont Barbès (ici) ou par email à contact[at]paris-louxor.fr

Merci à Jo S. Martin, Monsieur et Madame Tabaste, Allan Hailstone, Danielle Lacroix, Valérie Abrial.


[1] Nous y reviendrons prochainement

[2] un des rares films dans lequel on aperçoit le Louxor (cf. http://www.paris-louxor.fr/quartier-louxor/metro-barbes-cinema/)

[3] Paris tout en entier sous la main, Hachette

[4] Le Figaro du 31 octobre 1884

[5] http://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Napol%C3%A9on

[6]Le député est un agitateur notoire. Quelques mois auparavant, le soir de la victoire de Boulanger aux législatives, le 27 janvier 1889, 50 000 personnes réunies à la Madeleine fêtent la victoire du général. Déroulède et Rochefort y voient l’occasion de renverser le pouvoir et tentent de convaincre le général Boulanger de marcher sur l’Elysée. Boulanger trouvant la manœuvre hasardeuse y renonça catégoriquement. Alors qu’il venait d’être plébiscité par un vote, il estima qu’un coup de force n’allait pas dans le sens de l’histoire, il déclara : “Laissons agir le peuple, dans 6 mois aux élections générales il donnera la victoire à mon parti par 8 millions de suffrages !” in Journal de la belle meunière de Marie Quinton cité dans Le Boulangisme, Que sais-je, Jean Guarrigues (1992).

[7] À cette période le mouvement bat sérieusement de l’aile, Boulanger s’est enfuit en Belgique, puis à Londres, il a été rendu inéligible par le parlement, et sa propension à vouloir fédérer sous sa bannière autant de chapelles opposées, de surcroît en son absence, démobilisa nombre de  ses partisans.

[8] http://www.senat.fr/evenement/archives/D40/deroul1.html

[9] Marie-Rose Astié de Valsayre est une militante féministe qui défendit le droit des femmes à s’inscrire sur les listes électorales,  le droit de vote, l’égalité des salaires et des professions, et l’abrogation de l’interdiction du port du costume masculin pour les femmes.

[10] 10/04/1892 in Le Radical

[11] son siège social

[12] Bulletin des convocations et ordres du jour des loges de la région parisienne de la Fédération du Grand-Orient de France

[13] “Chez Dupont, tout est bon”

Laurent Laborie

Laurent Laborie est président de PARIS-LOUXOR.