MÉTRO BARBÈS-CINÉMA

La station Barbès-Rochechouart dans Les Portes de la nuit de Marcel Carné (1946)

Truffaut, Lelouch, Dupeyron, Zidi, Gavras, plus récemment Éric et Ramzy, nombreux sont les cinéastes à avoir filmé la station Barbès-Rochechouart, à avoir su en capter l’ambiance, l’animation et son goût pour l’échange et le commerce. Avec son imposante armature métallique, ses épaisses fondations en pierre de taille, mais aussi son aspect un peu foutraque, cette station chargée d’histoire, poste-frontière entre trois arrondissements, symbolise une urbanité composite voire, par certains aspects, organique.

La Ville de Paris a inauguré le 5 février dernier trois promenades : « Marcel Carné », « Roland Lesaffre » et « Jacques Canetti ». Situées entre le Moulin-Rouge et Pigalle, haut lieu de la chanson et du cinéma populaire, au cœur de ce que nous appelons le “Petit boulevard” (ici et ). À quelques encablures de Barbès, on pense immanquablement à une chanson et à un film emblématique du Paris populaire, Les Portes de la nuit, tourné en 1946 par le réalisateur des Enfants du paradis et du Jour se lève.

Métro Barbès, décor de cinéma

Pour des soucis d’économie et de logistique, Carné fait reconstituer, avec la complicité de son célèbre décorateur Alexandre Trauner, la station Barbès-Rochechouart en studio, à Joinville et au studio Francœur (actuelle Fémis). Forts de leurs précédents succès, les deux compères ne lésinent pas sur les moyens pour construire ce décor tout aussi stupéfiant de réalisme qu’il est sujet à polémique. Nous sommes en 1946 et les fastes déployés pour la réalisation du film s’accordent mal avec la période de disette qui sévit. Avant que le plan Marshall ne commence à changer la donne à partir de 1947, l’opinion supporte extrêmement mal ce type de dépenses jugées « inconsidérées ». Trauner n’est pourtant pas allé jusqu’à reconstituer le Louxor, éminent voisin de la station Barbès !

Un malheur en appelant un autre, Carné doit finalement renoncer au couple star Marlene Dietrich-Jean Gabin auquel il avait initialement pensé pour interpréter les rôles principaux. Dietrich décline la proposition, les retards s’accumulent, les tensions avec Jacques Prévert, scénariste attitré de Carné à cette époque, s’accroissent, le tout entraînant également la défection de Jean Gabin parti tourner Martin Roumagnac de Georges Lacombe aux côtés de Marlene Dietrich, unique film du couple qui se séparera peu de temps après.
Carné confie leurs rôles à deux jeunes débutants : Nathalie Nattier et Yves Montand dans son premier grand rôle au cinéma, entourés de Pierre Brasseur, Serge Reggiani et d’un étonnant Jean Vilar en allégorie du destin. À sa sortie, Les Portes de la nuit essuie un sévère échec tant commercial que critique, il sera d’ailleurs rebaptisé par le journaliste Henri Jeanson “Les Portes de l’ennui”. La noirceur et le scepticisme, qui ont fait le succès de Quai des Brumes en 1938 (censuré sous l’occupation), ne feraient-ils plus recette dans une France d’après-guerre cherchant à se reconstruire à la fois structurellement et politiquement ? De cet échec émane toutefois la chanson Les feuilles mortes écrite par Jacques Prévert [par ailleurs résidant du 18e arrondissement, voisin de Boris Vian et habitué de la terrasse du Moulin Rouge, alors salle de cinéma (ici)], sur une musique de Joseph Kosma, fredonnée par Montand et Nattier et jouée à l’harmonica par Jean Vilar. Empreinte de nostalgie et d’une tristesse insondable, elle évoque les vestiges d’un amour disparu, mais toujours vivant dans le cœur des amants. La chanson deviendra quelques années plus tard l’énorme succès que l’on connaît, profitant également aux Portes de la nuit qui acquit ainsi une reconnaissance tardive.

Reconnaissance justifiée, car Les Portes de la nuit continue à résonner fortement de nos jours : les grands escaliers de la station Barbès et les grilles marquant la césure entre deux territoires n’ont pas changé, les flux de voyageurs en transit ressemblent à ceux d’aujourd’hui, on y croise déjà un vendeur à la sauvette (Julien Carette – le braconnier de La règle du jeu) usant de sa gouaille pour se débarrasser de son stock de lampes de poche américaines, en lieu et place des revendeurs des cigarettes trafiquées d’aujourd’hui.

Il faut se souvenir surtout qu’après-guerre, la mythologie héroïque et rassurante d’une France unifiée domine les écrans français – pensons à La Bataille du rail et au Père tranquille de René Clément, tous deux sortis en 1946 également. Sans faire des Portes de la nuit un grand film précurseur sur l’état de la société française sous l’occupation (il faudra attendre Le Chagrin et la pitié et Nuit et brouillard pour cela), le film de Carné n’en dépeint pas moins des personnages moins lisses et unidimensionnels que dans bon nombre de fictions héroïques alors en vogue. Marlene Dietrich a d’ailleurs expliqué qu’elle refusait ce rôle car elle ne se sentait pas d’incarner la fille d’un collabo.
Retrouver le métro Barbès-Rochechouart dans le film de Carné ne doit rien au hasard : la station symbolise l’entrée en résistance contre l’occupant nazi après que le jeune Pierre Georges, plus connu sous le nom de Colonel Fabien, abattit un soldat allemand sur les quais de la station, le 21 août 1941. « L’attentat du métro Barbès » a d’ailleurs été filmé par Costa Gavras dans Section spéciale, sorti en 1975. Forts de toute cette charge symbolique, les plans du métro Barbès devaient résonner tout particulièrement pour les spectateurs des Portes de la nuit de l’après-guerre.

Reconnaissable entre mille, il suffit de quelques plans du métro aérien et de la station pour dévoiler l’esprit du quartier, son animation et sa diversité, ses rencontres et son mouvement sans oublier son appétence pour le commerce.

Nous le disions : de nombreux cinéastes ont essayé de capter l’atmosphère propre à ce lieu de sociabilité. Dans Domicile conjugal (1970), François Truffaut y filme la stupeur d’Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud, photogramme ci-dessus) rejoint, quelques minutes plus tard, par la silhouette de Monsieur Hulot (clin d’œil aux magasins Tati à proximité ou hommage au réalisateur lunaire dont Doinel est le fils spirituel ?). La même année, Lelouch y filme la danse endiablée d’un gangster pour le générique du Voyou. En 1981, Juliet Berto, icône de la Nouvelle Vague, rend hommage dans Neige aux nuits de Barbès et Pigalle et filme quelques plans de la station. Plusieurs scènes des Ripoux de Claude Zidi (1984) donnent à voir cette même station, connue pour ses petits trafics et ses jeux de hasard. En 1985, Abdelkrim Bahloul situe l’action du Thé à la menthe à Barbès. Hamou, le personnage principal incarné par le tout jeune Abdellatif Kechiche, est un habitué du métro et du carrefour où il organise ses petits trafics. Citons également François Dupeyron qui, dans Un coeur qui bat (1991), transforme la station en lieu de rencontre anonyme pour ses deux amants aux amours contrariés. On pense aussi à Élise ou la vraie vie (Michel Drach, 1970), à Dupont-Barbès (Henry Lepage, 1951) du nom de la grande brasserie qui a précédé le magasin Tati et où se trouvait auparavant « L’Assommoir » si cher à Zola, ou à La vérité (Henri-Georges Clouzot, 1960) – la liste pourrait encore s’étendre.

Puis soudain, une question se pose : si Barbès, son métro et ses commerces incarnent à merveille cette idée de la « ville-monde », les récits cinématographiques sont-ils allés au-delà de la station Barbès-Rochechouart et des grands boulevards alentours ? Quelle représentation le cinéma renvoie-t-il de ce territoire ? On entre alors dans le Goutte d’Or, quartier qu’on ne peut séparer de Barbès, bien qu’il s’en démarque aussi par certains aspects, nous y reviendrons prochainement.

Mots-clés : , , ,

Thomas Stoll

Thomas Stoll travaille pour le dispositif d'éducation au cinéma Passeurs d'images et coordonne à ce titre la rédaction de la revue "Projections". Il alimente par ailleurs un blog consacré au cinéma et à la musique. Il est membre de l'équipe PARIS-LOUXOR et du comité de rédaction de PARIS-LOUXOR.fr